ENERGIE NUCLEAIRE : " LA CHASSE AUX SORCIERES "

 

Alvin M. WEINBERG, Institut d’Analyse de l’Energie

Oak Ridge Associated Universities, Oak Ridge, Tennessee 37830

(Extraits, Avril 1981)

La plupart des démocraties mondiales, à l’exception de la France et du Japon, subissent l’expérience d’un moratoire nucléaire. Les USA n’ont commandé aucune centrale nucléaire nouvelle pour les trois prochaines années. En Autriche, le réacteur Zwentendorf a été achevé mais sans être mis en fonctionnement ; la Suède a décidé de repousser l’énergie nucléaire jusqu’après l’an 2000 — les 12 réacteurs actuellement retenus y seraient terminés et mis en fonctionnement, mais après cela, plus rien…

… Le rejet de l’énergie nucléaire a été catalysé par les opposants radicaux de l’énergie, persuasifs et influents dans le monde occidental. Ils s’opposent à l’énergie nucléaire sous le prétexte qu’elle est centralisée et électrique et parce que, d’après eux, elle est dangereuse et conduit à la prolifération des armes nucléaires…

… Considérons la surestimation hystérique des effets radiobiologiques possibles due à la fusion du cœur d’un réacteur nucléaire comme à Three Mile Island. L’hystérie tient à l’incapacité du public à distinguer un microcurie et un mégacurie. (On dirait aujourd’hui entre des kilo- et des petabecquerels) Comme les gens n’ont pas le sens des ordres de grandeur, leurs frayeurs sont tout à fait disproportionnées par rapport au danger réel. Ils manifestent leur frustration par un rejet de l’énergie nucléaire.

Je ne sais pas si l’énergie nucléaire, qui est à présent dans un état de moratoire, redémarrera un jour. Je doute qu’il y ait une autre centrale nucléaire de bâtie aux USA avant au moins six ans. Je crois que nous n’aurons pas une seconde ère nucléaire, à moins que et jusqu’à ce que le public acquière une attitude plus raisonnable envers le danger des faibles doses.

La possibilité que les gens acquièrent éventuellement une attitude plus judicieuse envers les faibles doses m’est suggérée par une analogie, citée par William CLARK, entre notre peur des faibles doses et la peur des sorcières. Aux XV et XVIème siècles, les gens apprirent que leurs enfants mouraient et leur bétail dépérissait à cause des sorcières qui leur jetaient de mauvais sorts. Durant ces siècles pas moins de 500 000 sorcières furent brûlées sur le bûcher. Puisque les sorcières créaient le malheur, si on les brûlait, le malheur devait disparaître. Bien entendu, personne ne pouvait vraiment être sûr que les sorcières étaient la cause du mal. En effet, bien que beaucoup de sorcières aient été tuées, le malheur demeura. La réponse ne fut pas d’arrêter le massacre des sorcières — la réponse fut : tuez plus de sorcières.

L’analogie entre notre hystérie actuelle relative à l’environnement et la chasse aux sorcières est trop évidente pour être prise à la légère. Il y a plusieurs individus dans notre communauté scientifique qui " savent " que le cancer est provoqué par les faibles doses ou d’autres nuisances de l’environnement, et donc que chacun doit se purifier. Et si cela ne suffit pas pour réduire la mortalité par cancer, c’est que vous ne vous êtes pas assez purifié. Il s’agit, bien sûr, d’un processus sans fin. De même qu’aux XV et XVIème siècles il y avait une institution, l’Inquisition, qui était chargée d’extirper la cause du mal, aujourd’hui nous avons d’innombrables organisations, à la fois publiques et d’intérêt public, qui ont le droit de poursuivre cette tâche interminable de purification.

Je veux finir sur une note heureuse. L’Inquisiteur du sud de l’Espagne, Alonzo FRIAS, en 1610 décida qu’il allait nommer un Comité (il ne lui donna pas un numéro comme vous le faites au NCRP) pour examiner la relation qui pouvait exister entre les sorcières et toutes ces vilaines choses qui se produisaient. Le Comité ne put trouver une véritable corrélation entre le nombre de sorcières qui étaient brûlées et le nombre d’enfants décédés ou le bétail malade. Aussi l’Inquisiteur décida de rendre illégal l’usage de la torture pour extraire la confession d’une sorcière. Le résultat fut que la mise à mort des sorcières déclina précipitamment.

Je ne sais pas si les sorcières modernes — faibles doses et toute l’hystérie qui est déchaînée à propos de l’énergie nucléaire — seront résolues suffisamment tôt pour que l’énergie nucléaire joue un rôle adéquat en évitant la guerre du pétrole. Après tout, il fallut 200 ans à l’Inquisition pour se faire une opinion sur les sorcières. J’espère seulement que notre attitude envers l’énergie nucléaire deviendra plus raisonnable bien avant que les 200 ans ne se soient écoulés. L’autre issue possible - une guerre nucléaire allumée par la compétition pour le pétrole restant - est trop horrible à accepter.

Alvin Weinberg (avril 1981, mais ce document reste d'actualité un quart de siècle plus tard)

 

* Discours présenté au banquet du National Council on Radiation Protection and Measurements lors du symposium sur " Le Contrôle de l’exposition aux Rayonnements Ionisants dans le cas d’accident ou d’attaque ", Reston, Virginie, 27 avril 1981