Les effets biologiques des faibles doses de rayonnements ionisants sont sans aucun doute le sujet le plus étudié en matière de santé au travail. Pourtant, toutes les études sur les travailleurs du nucléaire montrent qu'ils sont en meilleure santé que les autres. Ce constat, associé à de nouveaux résultats en biologie fondamentale, entraîne une discussion dans le monde entier sur l'opportunité des normes actuelles. Au début de la radioprotection, on avait pris des précautions extrêmes, justifiées dans la mesure où l'on ne savait pas encore grand chose des effets des faibles doses. On se dirige aujourd'hui vers une approche moins simpliste, qui prend mieux en compte la complexité du vivant. C'est cette évolution que reflète entre autres nombreux documents récents, le dernier rapport de l'Académie de médecine en France, " Energie nucléaire et santé " ainsi que son Avis intitulé " Irradiation médicale, déchets, désinformation ". Il semble que la radioprotection va enfin sortir de l'ère de superstition dans laquelle elle était plongée depuis quelques décennies.
L'humanité
possède maintenant une expérience d'un siècle en
matière d'utilisation des rayonnements, d'abord en
médecine, puis dans la science, l'industrie et la production
d'énergie. Cette expérience prouve que, lorsque les
normes proposées par la Commission internationale de
protection radiologique (CIPR) en 1928 ont été
respectées, on n'a jamais pu observer de modification des
statistiques sanitaires, notamment pour le cancer.
Les
études se succèdent en effet pour établir que le
risque lié aux faibles doses de rayonnement a
été largement surévalué, voire que ce
risque est inexistant. L'une des études les plus approfondies
sur ce sujet a été présentée en mars 1999
par le National Radiological Protection Board britannique. Elle porte
sur 125 000 personnes travaillant ou ayant travaillé dans
le secteur nucléaire en étant, dans le cadre
professionnel, exposées aux rayonnements. Sur ce groupe, la
mortalité enregistrée est très nettement
inférieure à la moyenne observée sur le reste de
la population britannique : 13 000 personnes sont mortes
alors que dans un groupe de taille équivalente, on aurait
enregistré environ 16 000 décès. Il s'agit
de l'effet " travailleur en bonne santé " désormais
bien connu : d'une part, les travailleurs sont
sélectionnés à l'emploi sur des critères
sanitaires sévères avant d'exercer cette profession,
d'autre part, ils disposent d'un suivi médical bien meilleur
que la moyenne de la population. D'où une moindre
mortalité générale. Cet effet se retrouve
naturellement pour le cancer : la fréquence des cancers
est plus faible chez les personnes exposées aux rayonnements
que dans le reste de la population. Une seule exception : le
cancer professionnel de la plèvre, dû au contact avec
des fibres d'amiante, est plus élevé dans ce groupe.
Une autre étude, plus restreinte, a été
menée par l'Imperial College School of Medicine sur les
travailleurs de l'usine de retraitement de Sellafield. 14 000
salariés, employés entre 1947 et 1975, étaient
ainsi passés en revue. L'étude conclut que le taux de
cancer observé dans cette population est inférieur de
5 % à celui observé en moyenne en Angleterre et de
3 % à celui des environs de l'usine. Les
leucémies, les cancers de la bouche, du larynx, du pharynx, du
foie ou de la vésicule biliaire sont significativement moins
nombreux que la moyenne. Par contre, les cancers du sein, de la
plèvre et de la thyroïde sont légèrement
plus nombreux. Toutefois, on n'a pu établir aucun lien entre
les doses de rayonnement reçues par les employés et la
probabilité de développer ces cancers. Les travailleurs
du nucléaire bénéficient donc d'une protection
exceptionnelle et cette protection est efficace. Dans ces conditions,
on peut légitimement se demander pour quelle raison la
Commission européenne a voulu actualiser la directive de 1980
sur la radioprotection, qui avait largement fait ses preuves.
Une autre
étude porte sur l'Etat indien du Kerala,
connu pour sa très forte radioactivité naturelle.
Commandée par le gouvernement central de New Delhi et
réalisée par le Centre régional de
cancérologie, elle porte sur 100 000 personnes habitant
dans des régions où la radioactivité naturelle
varie entre 15 et 75 millisieverts (mSv). On a comparé
les taux de fréquence de cancer à ceux observés
dans un autre groupe de 300 000 habitants du Kerala, habitant
dans des zones où la radioactivité naturelle est proche
de la moyenne mondiale. Le résultat est net : aucun
cancer supplémentaire. De même, la fréquence des
maladies génétiques chez les enfants est strictement
identique.
Ramsar, dans le nord de l'Iran, a une
particularité étonnante. On trouve dans cette
région les doses les plus élevées d'irradiation
naturelle dans le monde : jusqu'à 260 mSv/an, plus de
cinq fois la dose autour de la centrale de Tchernobyl, treize fois la
dose maximale que la norme européenne fixe pour les
travailleurs du nucléaires ! Cette radioactivité
est essentiellement due au radon 226 et à ses produits de
décroissance, apportés à la surface terrestre
par l'intermédiaire de sources chaudes, dont plusieurs font la
joie des résidents comme des touristes. L'autre source
principale de rayonnement est liée aux dépôts de
travertine qui contiennent des niveaux élevés de
thorium et un peu d'uranium. Javad Mortazavi,
chercheur iranien qui travaille à l'universtié
japonaise de Kyoto, a été le premier à publier
des études sur la population vivant dans ces zones de
très forte radioactivité. Comme toutes celles qui ont
procédé en faisant l'épidémiologie du
cancer dans les régions à forte irradiation naturelle,
elles semblent confirmer l'existence d'un effet d'hormesis. Autrement
dit, la prévalence du cancer est plutôt plus faible dans
ces régions. Mortazavi conclut ainsi : " Nos
résultats préliminaires suggèrent que des
expositions prolongées à de très hauts niveaux
de rayonnement naturel pourraient induire une résistance au
rayonnement chez les individus exposés, ce qui entraîne
des implications intéressantes pour de nombreux aspects de la
politique de radioprotection. "
Au total, s'il existe des
données établissant que l'exposition naturelle
élevée est associée chez l'adulte à un
taux accru d'aberrations chromosomiques des lymphocytes circulants,
indicateur d'exposition, on n'a détecté aucune
augmentation globale du risque de cancer, ni augmentation des
malformations congénitales, ni anomalies
cytogénétiques induites chez les nouveau-nés.
Sur quelle base scientifique en est-on arrivé à craindre les effets sanitaires des faibles doses ? En 1955, alors que l'on ne disposait pas des études épidémiologiques rassurantes citées ci-dessus, les normes de la CIPR reposaient sur l'hypothèse que de faibles doses pourraient provoquer, de façon aléatoire, un surplus de cancer chez les populations qui y sont soumises. C'était une mesure de précaution sage basée sur l'hypothèse dite " linéaire sans seuil " : la relation entre la dose et l'effet étant linéaire aux fortes doses, supérieure à 200 mSv, on extrapolait en supposant qu'elle l'était également aux faibles doses. La CIPR avait pris soin de préciser que cet effet incertain n'était qu'une hypothèse de travail prise pour établir un système de normes très sûres et qu'il serait illégitime de prétendre calculer par des modèles un nombre de cancers réellement dus à une irradiation donnée, puisque l'existence de ce risque n'a jamais été démontrée. C'est malheureusement ce que s'empressèrent de faire certains organismes et c'est avec ce type de calculs que l'on a, par exemple, prévu la " centaine de milliers de morts " par cancer suite à l'accident de Tchernobyl.
Les organismes de radioprotection utilisent depuis quelques années les notions de " dose collective " et d' " engagement de dose collective ". Ces notions avaient été introduites par les anglo-nordiques avec l'idée de " hiérarchiser " les expositions de la population aux rayonnements. En réalité, ces notions n'ont aucun sens médical et ne peuvent être d'aucune utilité en matière de gestion de risque. Au contraire, elles peuvent se révéler néfastes, comme dans le cas de Tchernobyl, où l'on a évacué des personnes qui n'auraient jamais dû l'être et où l'on a créé d'innombrables drames humains parfaitement inutiles (paysans arrachés à leur village et à leur terre, etc.).
La dose collective
est définie par la simple multiplication du nombre de
personnes exposées par la dose reçue. On aboutit ainsi
à un chiffre unique pour caractériser des
événements très différents : une
dose collective de 10 hommes-Sievert peut correspondre à
un accident très grave, où 10 personnes ont
reçu une dose de 1 Sv, ou à un
phénomène parfaitement banal, où
10 000 personnes reçoivent 1 mSv ; ou
encore plus insignifiant, lorsque 10 millions de personnes
reçoivent 1 microsievert supplémentaire,
prétendument à cause des rejets d'une centrale
nucléaire. L'idéologie qui sous-tend la notion de dose
collective aboutit à prédire un nombre "
théorique " de cancers supplémentaires identique dans
les trois cas. Seuls des personnes très
éloignées du terrain peuvent voir une quelconque
utilité à ce chiffre unique. Dans la
réalité médicale, on soigne les
10 personnes ayant reçu 1 Sv et on se
préoccupe peu des 10 000 personnes ayant reçu
une radiographie des poumons, et pas du tout des 10 millions de
personnes exposées à 1 microSv !
Les documents
récents du Comité scientifique des Nations unies sur
les effets des rayonnements atomiques (UNSCEAR)
définissent l' " engagement de dose " comme " la
somme de toutes les doses annuelles pendant toutes les années
de vie que dure l'exposition ". On aboutit ainsi, pour
l'engagement de dose correspondant aux essais nucléaires
atmosphériques, au chiffre gigantesque de
100 000 hommes-Sievert. Mais ce chiffre correspond en
réalité à des doses annuelles minimes, de
0,02 mSv par personne, soit moins du centième de la dose
due à la radioactivité naturelle. Cette idée
d'engagement de dose collective représente un pas
supplémentaire dans la psychose collective autour des
rayonnements. Elle repose sur plusieurs présupposés
arbitraires :
1) La relation entre
la dose absorbée et l'effet biologique est linéaire et
sans seuil ;
2) Le risque est
additif sur l'ensemble de la vie d'un individu ;
3) Le risque est
additif entre plusieurs individus de la même
génération ;
4) Le risque est
additif sur plusieurs générations ;
5) Les effets
sanitaires d'une dose accumulée sur plusieurs
générations sont les mêmes que ceux correspondant
à une dose instantanée de même valeur.
Le concept de dose
collective est peut être plus simple à utiliser pour les
ingénieurs de la radioprotection mais il n'a aucun sens pour
le médecin ou le biologiste car il souffre de graves
défauts : il oblitère toute l'information sur les
caractéristiques du débit de dose dans le temps et dans
l'espace. Zbigniew Jaworowski, un éminent membre polonais de l'UNSCEAR, émet
une critique dévastatrice sur ces notions en expliquant :
" Les doses individuelles ne peuvent pas être
additionnées sur plusieurs générations puisque
les humains sont mortels et que la dose "meurt" avec l'individu. De
même, les doses individuelles ne peuvent s'additionner entre
individus de la même génération, parce que nous
ne nous "contaminons" pas mutuellement par la dose que nous avons
reçue. L'existence des processus de réparation
biologique [de l'ADN] et le fait que la genèse d'un
cancer soit un processus multifactoriel et à plusieurs
étapes font qu'il est très improbable que l'on puisse
estimer un risque de survenue de cancer à partir de l'addition
linéaire de petites doses sur le même individu. "
C'est pourtant cette
notion de dose collective, essentiellement imaginée par les
anglo-nordiques, qui a présidé à la
dérive de l'élaboration, sans justification biologique,
de normes toujours plus sévères en matière de
radioprotection. C'est cette notion de dose collective qui permet de
"calculer" les "centaines de milliers de morts dus à
Tchernobyl", alors que l'accident n'en a provoqué qu'une
quarantaine. C'est encore elle qui permet à une association militante antinucléaire,
d'affirmer que la norme actuelle pour les travailleurs du
nucléaire (50 mSv par an au maximum) "correspond
à un risque cancérigène élevé de
20 cancers mortels pour 100 000 travailleurs". On
a vu plus haut que l'épidémiologie des travailleurs du
nucléaire prouve exactement l'inverse : il y a moins de
cancers chez les travailleurs du nucléaire que dans le reste
de la population.
Pour mettre fin
à ce que le Pr Gunnar Wallinder, le grand radio-biologiste suédois, appelle
"la plus grande escroquerie scientifique du siècle "
(il parle de l'hypothèse linéaire sans seuil),
plusieurs groupes de scientifiques se battent depuis plusieurs
années. Leurs efforts sont en train d'être
couronnés de succès, à tel point que Roger
Clarke, le Britannique qui préside la CIPR, est
lui-même en train de tourner casaque. Il fait circuler depuis
l'année dernière un article de discussion dans lequel
il souhaite lancer un débat. Il y affirme notamment que "si
le risque sanitaire pour l'individu le plus exposé est
insignifiant, alors le risque total est insignifiant, quel que soit
le nombre de personnes exposées." Ce qui représente
de facto une déclaration d'abandon du concept de la
dose collective. Roger Clarke est un politique (physicien de
formation, il n'a pas de compétences biologiques). S'il agit
ainsi, en contradiction avec ce qu'il avait soutenu au cours de ces
dix dernières années, c'est qu'il sent le vent tourner.
On enregistre en effet depuis 1996 une formidable accumulation de
documents et de conférences scientifiques qui vont tous dans
le même sens : le retour à la raison.
La déclaration
de la Health Physics Society intitulée " Radiation risk
in perspective " (mars 1996) a prudemment lancé le
débat. Néanmoins, son avis a pesé lourd car il
s'agit de la plus importante société scientifique
mondiale en matière de radioprotection. Elle
"déconseillait les estimations quantitatives de risques
sanitaires pour des doses individuelles inférieures à
50 mSv par an ou pour une dose vie inférieure à
100 mSv." Par ailleurs, elle rappelait que "les effets
sanitaires radiogéniques (principalement le cancer) n'ont
été observés chez l'homme qu'au-dessus de
100 mSv délivrées avec un fort débit de
dose ".
Le colloque " Risques
cancérigènes dus aux rayonnements ionisants "
organisé par l'Académie des sciences à Paris en
1997 concluait en faveur d'une recherche accrue sur la
radioactivité naturelle. Le Pr Maurice Tubiana
y notait en particulier : " Il vaut beaucoup mieux
s'intéresser à la comparaison entre les régions
[françaises] qui reçoivent de fortes doses de
radon et celles qui reçoivent de faibles doses [la
différence pouvant aller jusqu'à 400 %] que
d'aller chercher autour de La Hague sur des populations qui
reçoivent au maximum l'équivalent d'une semaine dans
une région riche en radon. [...] Il est absolument
paradoxal de se focaliser sur l'industrie nucléaire :
alors que l'industrie nucléaire représente au maximum
1 % de l'irradiation reçue par la population, 99 %
des travaux y sont consacrés. Et seulement 1 % des
travaux sont consacrés aux autres sources qui
représentent 99 % de l'irradiation. Il y a là une
disproportion tout à fait ahurissante. "
La conférence
de Wingspread d'août 1997, organisée par le
Congrès américain, confirme "qu'il n'a pas
été observé d'augmentation du nombre des cancers
dus à des expositions aux rayonnements inférieures
à 100 mSv délivrées à l'organisme
entier en un temps court ".
La conférence
internationale de Versailles de juin 1999 a rassemblé cent
cinquante congressistes de vingt pays différents, dont la
plupart des plus grands spécialistes de la radiobiologie. S'y
sont confrontées les vues de médecins,
d'épidémiologistes, de biologistes, de responsables de
la CIPR et de l'UNSCEAR ainsi que de travailleurs du nucléaire (la
conférence était organisée par l'organisation
mondiale des travailleurs du nucléaire, WONUC, et le
comité scientifique était présidée par le
Pr Tubiana). Le concept de dose collective a été
fermement attaqué et l'on a proposé de le remplacer par
celui de dose individuelle reçue par les sujets les plus
sensibles. Si les doses sont insignifiantes pour ces sujets, elles
sont, nous venons de le voir, insignifiantes pour le reste de la
population, quelle que soit la taille de celle-ci. Le concept de
linéarité entre les faibles doses et leur effet est
ainsi fondamentalement mis en question.
Il faut aussi noter
la création aux Etats-Unis du groupe Radiation, Science and
Health (RSH), qui se définit comme un "groupe d'individus
indépendants, compétents en radioprotection, visant
à changer la politique de radioprotection dans
l'intérêt général".
Le
rapport publié par l'Académie
française de médecine entérine ce
mouvement général dans le monde de la radioprotection.
Il rappelle que " les doses reçues du fait de
l'énergie nucléaire sont au moins cent fois plus
faibles que les variations de doses naturelles en France ". Il
conteste la validité du modèle mathématique qui
" a légitimé l'idée que toute dose de
radioéléments, si faible fut-elle, était
nuisible ; or ses fondements biologiques ne sont pas
cohérents avec ce que l'on sait aujourd'hui du processus de
cancérogenèse ". Il met en doute le concept de dose
collective et dénonce l'idéologie qui a abouti aux
nouvelles normes européennes : " Tous les
spécialistes consultés par l'Académie de
médecine ont été d'accord sur la
nécessité d'une grande circonspection envers la notion
de limite individuelle pour la population. La valeur de celle-ci est
actuellement fixée à 5 mSv/an mais, en 1996, la
directive de la Communauté européenne a proposé
1 mSv/an, dose qui devrait, sauf objection d'un gouvernement
européen, s'imposer dans l'Union à partir de mai 2000.
[...] Une limite aussi basse engendre des peurs
injustifiées puisque l'on considère aujourd'hui que des
doses de quelques millisieverts n'ont pas de conséquence
sanitaire. " Et de conclure sur la nécessité d'une
approche rationnelle chez les pouvoirs publics : " Les
risques pour la santé des différentes filières
énergétiques doivent faire l'objet de comparaisons
rigoureuses afin d'éviter les désinformations et les
craintes injustifiées. "
Ce rapport rappelle
plusieurs principes essentiels qui concernent l'ensemble de
l'industrie. D'abord parce que l'hypothèse linéaire
sans seuil n'est pas appliquée seulement dans le
nucléaire. C'est la même méthode qui est
appliquée, par exemple, pour fixer des niveaux limites de
dioxine extrêmement bas. Le slogan "une
désintégration, un cancer" se traduit par "une
molécule, un cancer". Instaurer l'idée d'un seuil va
aboutir à terme à rétablir les niveaux limites
à un niveau réaliste, ce qui serait une première
dans l'histoire de la santé publique. On peut espérer
que cette révolution intelligente soit suivie d'autres, par
exemple pour les nitrates, le niveau de plomb, etc. Ensuite,
l'Académie affirme que les mesures de protection
extrêmes "renforcent les craintes au lieu de les
apaiser", contrairement à ce qu'affirmaient les promoteurs
de ces mesures. Enfin, "d'un point de vue médical, il
apparaît qu'une limite doit être fixée en fonction
des risques et non des capacités des industriels à
l'observer". Cette phrase est fondamentale parce qu'elle va
à l'encontre d'une dérive réglementaire
générale consistant à fixer des niveaux limites
aussi bas que techniquement possible et économiquement
acceptable. Trop souvent, les industriels qui protestent contre des
normes injustifiées du point de vue sanitaire s'entendent
répondre par le pouvoir réglementaire : "Mais
puisque vous pouvez le faire sans que cela menace votre survie
économique !". Ces industriels ont donc désormais
un soutien appréciable de l'Académie de
médecine, qui juge que "les craintes actuelles
entraînent des gaspillages énormes, car les
précautions disproportionnées prises coûtent cher
et l'argent dépensé ainsi pour des
bénéfices incertains n'est plus disponible pour
d'autres actions, dont le rapport coût-bénéfice
pourrait être beaucoup plus favorable pour la santé
publique". Autrement dit, les mesures de protection
injustifiées ont un effet sanitaire globalement
négatif, voire catastrophique.
Dans un article paru
dans Radioprotection (Vol. 34, N°2), le Pr Pierre Pellerin, l'ancien grand
patron de la radioprotection en France, rappelle que l'Europe sera la
seule région à appliquer les nouvelles normes de la CIPR. Or les normes sont une arme redoutable dans la
guerre économique. Il faut donc bien réfléchir
avant d'adopter sans raison des normes beaucoup plus
sévères : " L'abaissement des limites annuelles
d'exposition n'est légitime que s'il détermine un
progrès sanitaire réel. Les questions
opérationnelles sont alors les suivantes :
- Quelle est la
valeur ajoutée par cette nouvelle directive au plan
sanitaire ?
- En 1999, au regard
de l'état de la science d'une part, de celui des
réflexions au sein des organismes compétents proposant
les concepts de radioprotection d'autre part, la directive n'est-elle
pas déjà périmée avant même son
application ?
- La directive de
1980 a garanti, dans les faits, une radioprotection efficace des
travailleurs et des populations. Ne peut-on consacrer le délai
limité qui nous sépare des prochaines recommandations
de la CIPR à une réflexion positive, en particulier sur
les niveaux de risque d'effets aléatoires et sur les limites
de validité de la dose cumulée ? "
Les industriels du
nucléaire n'intervenaient généralement pas sur
les questions sanitaires, ne se trouvant aucune
légitimité pour le faire. Ils laissaient donc la parole
à ceux qui s'expriment sur le sujet. Ils pourront
désormais s'appuyer sur un document qui représente le
consensus de la communauté médicale.
C'est peut-être
ce que craint le CEA,
visiblement très gêné par le rapport des
médecins. Le service de presse, après une
journée de réflexion, déclare n'avoir "aucun
commentaire à faire sur ce sujet". Plus étonnant
encore, la revue de presse quotidienne du CEA, qui rapporte
pourtant la moindre déclaration de Greenpeace sur le danger
des traces de radioactivité, a complètement
occulté les articles parus dans la presse
spécialisée sur le sujet. Un cadre du CEA nous a
confié son amertume quant à l'attitude de son
administration générale : " Une fois de
plus, comme pour Superphénix, ils se sont "couchés". Ce
qui m'enrage le plus, c'est que cette fois, il n'y avait même
pas d'ordre formel du gouvernement. Il a suffi d'un coup de
téléphone venant de l'IPSN leur laissant
entendre qu'il serait inopportun de donner trop de résonance
à ce document, et l'Administration générale a
obtempéré. [...] On nous parle sans
cesse de transparence. Dès qu'il y a le moindre
problème, la plus petite déviation d'un fonctionnement
normal, nous devons l'exposer au monde entier. Je ne conteste pas
cette politique s'agissant d'une activité sensible comme le
nucléaire. Mais alors que l'on ne censure pas un document
aussi fondamental que celui de l'Académie de
médecine ! On dirait que la transparence ne doit servir
que les antinucléaires, jamais ceux qui défendent cette
forme d'énergie. "
A l'IPSN, même
si certains sont en accord avec le document de l'Académie de
médecine, c'est également l'embarras. Il nous aura
fallu plus de deux semaines pour obtenir une réponse à
notre question : " Que pensez-vous du document de
l'Académie de médecine ? " C'est Jean-François Lecomte, assistant du directeur de la radioprotection
à l'IPSN, qui en fut
finalement chargé. Visiblement ennuyé, il commence par
botter en touche : "On n'a pas à commenter ce que
disent les académiciens, ils écrivent ce qu'ils
veulent." Puis de s'accrocher désespérément
à l'hypothèse "linéaire sans seuil", qui
reste pour lui "le fondement de la radioprotection". "La
science avance, certes, mais pas suffisamment pour changer ce
fondement." Confronté aux affirmations très claires
des médecins, il répond : "Ca se discute. Je
n'en ai pas la preuve ; eux le disent et je ne viens pas le
contester. Mais je ne viens pas le confirmer non plus." Et de se
lancer dans un long développement suivant lequel il faudrait
"distinguer la science de la gestion du risque". Autrement
dit, les nouvelles données scientifiques
résumées par l'Académie de médecine ne
doivent, selon lui, en rien conduire à assouplir la
règlementation.
Incidemment, nous
avons appris que la formation initiale de Jean-François
Lecomte, c'est
l'école des Chartes. C'est à un historien que l'IPSN
confie le soin de répondre en matière de
radioprotection ! Sur notre insistance pour avoir un
interlocuteur en matière biologique, il nous dirige alors vers
Henri Métivier, malheureusement en congé. Lorsque l'on
s'enquiert de sa formation, on apprend avec surprise qu'il s'agit
bien d'un scientifique, mais d'un chimiste spécialiste des
éléments transuraniens. Cela semble être l'usage
à l'IPSN de confier la santé aux chimistes, puisque la
directrice de la radioprotection, Hélène
Sugier, est elle-même une spécialiste de
chimie industrielle... Quant à l'actuel président de la
Société française de radioprotection, Jacques Lochart, c'est un
actuaire, ancien statisticien pour les compagnies d'assurance. Ainsi,
les postes clefs de la radioprotection en France sont trustés
par des personnes n'ayant aucune compétence biologique ou
médicale ! On comprend alors leur difficulté
à répondre aux arguments de l'Académie de
médecine... Celle-ci conclut d'ailleurs son rapport sur ce
sujet : " L'absence d'un nombre suffisant de
médecins spécialistes en radioprotection aux postes de
responsabilité en France et dans l'Union européenne a
été l'une des causes des difficultés et des
incompréhensions observées dans ce domaine. Il est
impératif de redonner aux professions de santé le
rôle qui leur revient en matière de
radioprotection. " On comprend également mieux la
remarque désabusée de Guy de Thé, auteur du
rapport. Lorsque nous lui avons demandé si l'Académie
demandait officiellement une révision des normes
européennes, il a répliqué : " Il
s'agissait - et il s'agit encore - d'une décision politique.
La bataille est perdue d'avance si la situation actuelle ne change
pas. " M. de Thé, de l'Institut Pasteur, nous a
confié avoir longtemps été
antinucléaire : "J'avais parmi mes connaissances un
ingénieur d'EDF qui travaillait à Superphénix.
Lorsque nous lui posions des questions, il refusait toujours de
répondre, ce qui entraînait forcément la
suspicion. C'est en examinant objectivement les données
disponibles pour préparer ce rapport que j'ai changé
d'avis." Les pires ennemis du nucléaire ne sont pas
forcément là où on l'imagine...
La peur et la méfiance du nucléaire dues à l'incompétence médicale chez les dirigeants du CEA ont atteint un tel niveau que l'on va jusqu'à nier les bienfaits de son utilisation en médecine. Ainsi encore Henri Métivier a-t-il pu écrire, dans un rapport de l'agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE - Groupe de travail sur la science et la technologie affectant la protection radiologique (Henri Métivier, chimiste, présidait le sous-groupe sur la radiobiologie et la santé), cette phrase incroyable : " Sur l'homme, on n'a observé aucun effet biologique bénéfique d'une exposition aigue aux rayonnements ionisants. " Or, chaque année, rien qu'en France, entre 40 000 et 50 000 vies humaines sont sauvées précisément grâce à une exposition aigue aux rayonnements ionisants. Cela s'appelle la radiothérapie et c'est pratiqué sur des malades cancéreux dans les services de médecine nucléaire. Malheureusement, les radiothérapeutes ont été petit à petit écartés des instances de radioprotection, ce qui explique que l'on puisse retrouver des énormités comme celle que nous citons. On y trouve désormais surtout des physiciens, des techniciens et des statisticiens, cooptés entre eux, qui appliquent des modèles mathématiques simplistes aux mécanismes de la cancérogenèse, et qui refusent de prendre en compte la complexité et la non-linéarité propres aux processus vivants. L'aspect le plus important du rapport de l'Académie de médecine est sans doute la dénonciation de cette dérive inacceptable.
Dans un avis adopté en décembre 2001, intitulé " Irradiation médicale, désinformation et déchets ", l'Académie de Médecine a réitéré ces principaux points :
" L'hypothèse d'un risque cancérogène induit par de faibles doses et débits de dose est fondée sur l'extrapolation de données obtenues pour des groupes humains fortement exposés, postulant que le risque global est constamment proportionnel à la dose reçue sans être limité par un seuil. Cette hypothèse se heurte à de nombreuses objections scientifiques et est contredite par les données expérimentales et épidémiologiques. Dans les groupes ayant reçu plus de 200 mSv chez l'adulte et 100 mS vchez l'enfant, une augmentation des cancers a été observée : survivants de Hiroshima et Nagasaki, patients irradiés, travailleurs du nucléaire, populations de l'Oural contaminées par les déchets nucléaires. On n'a pas observé d'excès de cancers pour les doses inférieures, un doute demeure toutefois dans le cas d'irradiation pour radiographie in utero à partir de 10 mSv car les données épidémiologiques sont contradictoires ". Les académiciens expliquent que ce fait ne permet pas d'exclure l'existence d'un effet pour des doses inférieures, en raison des limites de précision statistiques. Mais ils rappellent aussitôt que la théorie linéaire sans seuil est contredite par l'observation des cancers osseux induits par le radium 226 et des cancers du foie induits par le Thorotrast, qu'elle n'est pas compatible avec les leucémies induites à Hiroshima et chez les patients traités par l'iode radioactif. Et ils s'appuient sur des études récentes, comme l'étude épidémiologique menée sur les radiologues britanniques pour la période 1897-1997, qui vient d'établir que, pour les radiologues inscrits après 1954, il n'existe pas d'excès de cancers chez ces praticiens par rapport à leurs confrères non radiologues, la tendance conduisant plutôt à un déficit. Il en est de même pour de nombreux groupes de travailleurs professionnels exposés aux rayonnements ionisants notamment les manipulateurs de radiologie : alors que la fréquence des cancers était augmentée chez eux pendant la période où aucune mesure de radioprotection n'était prise, les excès de cancers ont disparu quand les doses ont été réduites aux normes (50 mSv/an) en vigueur jusqu'en 1990.
" Ces observations, associées aux données biologiques récentes, montrant la complexité et la diversité des mécanismes moléculaires et cellulaires qui contrôlent la survie cellulaire et la mutagenèse en fonction de la dose et du débit de dose, ôtent toute rationalité scientifique à une extrapolation linéaire qui surévalue très largement les effets des faibles doses et des faibles débits de dose. On ne peut pas additionner les expositions de quelques mSv/an, et a fortiori de 0,02mSv/an, délivrées à un grand nombre d'individus (pratique de la dose collective) pour estimer le risque d'excès de cancers. L'Académie de médecine, rejoignant la position des grandes institutions internationales voudrait fermement rappeler que de tels calculs n'ont aucune validité scientifique notamment pour évaluer les risques associés à des irradiations telles que celles provoquées en dehors de l'ex-URSS par les retombées de Tchernobyl. "
Encadré :
Le débit de dose est une notion essentielle que toute personne de bon sens peut saisir. Prenons l'exemple d'un autre rayonnement cancérigène, celui du Soleil, auquel nous sommes quotidiennement exposés. Si l'on recevait en un jour la dose de rayonnement solaire que nous recevons répartie sur toute l'année, cette dose aurait un impact sanitaire bien plus important, bien qu'elle soit strictement identique du point de vue de la quantité d'énergie apportée. Pour une dose répartie sur toute l'année, l'organisme développe des protections (mélanine) et répond en s'adaptant. Par contre, dans le cas d'une très forte dose délivrée en un temps court (exemple du Parisien qui se rend aux Antilles en plein hiver et qui s'y expose sans protection), l'organisme est incapable de s'adapter et les tissus sont endommagés. Pour les rayonnements ionisants, c'est la même chose : ce n'est pas seulement la dose totale reçue qui importe mais la façon dont elle a été délivrée. En effet, l'organisme est habitué à effectuer des réparations : environ 8 000 lésions de l'ADN cellulaire par heure, pour chaque noyau de nos cellules, sont réparées. L'immense majorité de ces lésions sont dues aux péroxydes naturellement présents dans l'organisme et une infime minorité sont dues aux toxiques chimiques provenant de notre alimentation ou aux rayonnements ionisants. C'est donc le débit de dose qui compte et pas seulement la dose : 1 000 mSv délivrés sur une période de trente ans n'ont pas d'effet sanitaires notables, puisqu'ils n'ajoutent qu'une lésion radio-induite pour 1 million de lésions métaboliques naturelles. Par contre, 1 000 mSv délivrés en une journée - soit la même dose mais avec un débit de dose très différent - peuvent tuer.
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