LA CONFESSION D’UN NUCLEOCRATE :

" COMMENT J’AI CACHE DES DIZAINES DE TONNES DE PLUTONIUM ! "

par Jacques PRADEL

ancien président de la Société Française de Radioprotection

(paru dans " FUSION " n° 72, sept-oct. 1998)

 

A l’approche de l’an 2000, confronté à l’exigence de transparence, je crois de mon devoir de soulever les jupes du lobby nucléaire.

Tout au long de ma carrière au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), j’ai été contraint de pratiquer, comme tous mes collègues, la langue de bois. Etant donné la perspective de la coupure du cordon ombilical qui reliait mon unité, à savoir le département de protection technique de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), au lobby nucléaire, je peux enfin libérer ma conscience et dénoncer les scandaleuses pollutions dont se rendent coupables plusieurs compagnies multinationales. Nous traiterons d’abord du cas de la fameuse société Natura and Co, mais l’on pourrait aussi parler du non moins fameux groupe World Natura Products Ltd et de bien d’autres encore.

Depuis la nuit des temps, cette société émet en France, sans discontinuer, du radon 222 à raison d’environ 7 à 10 000 atomes par mètre carré du territoire métropolitain et par seconde (1). Or ces atomes présentent l’inconvénient majeur de séjourner quelques jours dans l’atmosphère et, surtout, de retomber sous forme d’une pluie de descendants solides fixés sur les particules atmosphériques de l’aérosol (2).

Cette pluie arrose en permanence toute la population de notre pays et alimente ainsi " un réservoir surfacique " (3) où s’accumulent les descendants à vie longue du radon, à savoir le plomb 210 (période de 19,4 ans) et son fils le polonium 210 toujours présent et rapidement à l’équilibre avec son père, étant donné sa période relativement courte (138 jours).

Ce réservoir de polluants est alimenté en permanence depuis très longtemps par le grand-père, l’uranium naturel, présent dans les 600 000 km_ de notre sol, et il restera donc plein, quasiment pour l’éternité.

C’est pourquoi il est temps de dénoncer l’importance de cette contamination de notre pays et d’avouer que le polonium 210 présente un risque d’ingestion cinq à dix fois plus important que le redoutable plutonium 239 (4). Force est donc de constater que Natura and Co se permet de rejeter en permanence dans l’atmosphère, sans aucune précaution, des radionucléides présentant la plus haute toxicité. Ceux-ci retombent sur nos têtes comme le nuage de Tchernobyl ou les retombées des essais nucléaires militaires atmosphériques. Notre proche environnement est donc pollué par une source éternelle de polonium 210 dont la toxicité correspond pour la France à celle de plus de 13 tonnes de plutonium (5). Rappelons ici que 5 µg de plutonium sont considérés comme suffisants pour provoquer un cancer. Le polonium 210 émis par Natura and Co représente l’équivalent de 13 000 milliards de microgrammes de plutonium, une dose suffisante pour provoquer 2600 milliards de cancers !

Pour l’ensemble des continents de la planète, dont la surface est environ 250 fois celle de la France, c’est une source équivalente à 3 200 tonnes de plutonium qu’il faudrait mettre au compte de cette multinationale inconscience. Il faut aussi dénoncer d’autres grands pollueurs en polonium. J’en citerai seulement deux :

Le risque par inhalation est tout aussi effrayant puisqu’il faut aussi prendre en considération le thorium 232, au moins aussi dangereux que le plutonium pour cette voie d’atteinte de l’homme. Nous ne le traiterons pas ici pour éviter toute panique.

Lorsque j’ai soumis les résultats de mes recherches à mes supérieurs, l’on a d’abord affiché un désintérêt marqué. Comme j’insistais, l‘on m’a signifié que je ferais mieux de me concentrer sur les réserves de plutonium artificiel. L’inventaire français de plutonium comptait 65 tonnes en 1996. Dans le monde, il était de 400 tonnes en 1994, 150 pour le secteur militaire et 250 pour le secteur civil (8). Toutefois, contrairement aux pollutions diffuses mentionnées ci-dessus, il est très concentré et reste étroitement surveillé. L’on m’a fait comprendre qu’il serait préférable pour ma carrière que je me tienne coi sur le sujet de la pollution de Natura and Co.

Spécialiste en radioprotection depuis les années 50, je suis heureux d’avoir enfin pu libérer ma conscience. Je souhaite que les nombreux intellectuels, brillants experts en tout genre, journalistes courageux, non contaminés par le lobby nucléaire, profitent de cet acte de transparence auquel je viens de me livrer. J’espère de tout cœur que les responsables de certaines organisations anti-nucléaires et indépendantes utiliseront toute leur puissance médiatique pour dénoncer les actes inqualifiables des grands pollueurs que je dévoile ici.

 

Notes

  1. Cf. Paulin, " Radionucléides naturels ", page 11 in Toxiques Nucléaires, Masson, 2ème édition 1997. On y trouve une référence à la thèse de Fontant, soutenue à Toulouse en 1964.
  2. Les descendants d’un atome radioactif sont les atomes qui se forment successivement, au fur et à mesure des émissions de rayonnement divers. Ainsi le thorium 230 se transforme en radium 226, qui se transforme en radon 222, qui se transforme en polonium 218, puis en plomb 214, puis en bismuth 214, en polonium 214, en plomb 210, etc.. (voir figure ci-dessous).
  3. Le réservoir surfacique est une entité complexe encore mal étudiée qui comprend les lieux de résidence des retombées de plomb 210 et de polonium 210 : sol superficiel, thym, vigne et autres plantes, sangliers, poissons et autres animaux, sédiments divers dans les rivières et les estuaires, etc…
  4. Le facteur de dose du polonium est de 1,2.10-6 Sv/Bq ingéré pour les adultes (2,6.10-6 Sv/Bq pour les jeunes de 7 à 12 ans). Celui du plutonium 239 est de 2,5.10-7 Sv/Bq pour les adultes et 2,7.10-7 Sv/Bq pour les jeunes. Le polonium a donc une toxicité cinq à dix fois plus grande que le plutonium, en fonction de l’âge de l’individu exposé. (Journal officiel des communautés européennes, annexes, 29 juin 1996).
  5. Dans ce réservoir toujours plein arrivent donc environ 6.1016 atomes de plomb ou polonium par seconde (10 000 atomes par mètre carré et 600 000 km_). Lorsqu’on atteint l’état d’équilibre (au bout de quelques périodes du polonium 210, soit environ un siècle), il disparaît, par désintégration, autant d’atomes qu’il n’en arrive, ce qui veut dire que l’on a 6.1015 becquerels de plomb 210 et autant de polonium 210.
  6. Cf. Paulin, Radionucléides naturels, p.12, op. cit.
  7. Dans la croûte terrestre, il y a en moyenne environ 3 g d’uranium et 10 g de thorium par tonne. L’épaisseur de cette croûte varie entre 20 et 50 km (Cf. plaquettes SFRP, La radioactivité dans l’environnement et Becquerel et radioactivité d’origine naturelle.
  8. Journal officiel des communautés européennes, 29 juin 1996