Publié par L'ECHO (journal financier belge) le 6 juillet 2007
La filière des surgénérateurs avait été conçue pour assurer l'indépendance vis-à-vis des producteurs d'uranium. Peu soutenu politiquement et manquant de maturité, le projet a été torpillé par les opposants au nucléaire.
Dix-neuf juin 1997. Devant l'Assemblée nationale, le nouveau Premier ministre français, Lionel Jospin, annonce l'abandon du projet de réacteur nucléaire expérimental Superphénix. Conséquence d'un engagement de campagne et des promesses faites aux écologistes pour les persuader de monter dans l'attelage de la gauche plurielle, la fermeture du surgénérateur de Creys-Malville met fin à une longue controverse qui se sera soldée par une ardoise de plus de quarante milliards de francs.
Un surgénérateur, c'est un type de réacteur nucléaire refroidi au sodium, capable de produire plus de plutonium - le combustible fissile - qu'il n'en consomme. Cette filière, dite «à neutrons rapides», présente sur le papier de nombreux avantages. Elle nécessite beaucoup moins d'uranium naturel que les réacteurs classiques. Un surgénérateur peut par ailleurs utiliser plusieurs sortes de combustibles et génère moins de rejets et de déchets, qu'il peut éventuellement brûler. Bref, l'instrument nucléaire idéal. Paradoxe un peu oublié aujourd'hui, c'est aussi au nom du développement durable que certains scientifiques proposèrent dans les années septante de construire Superphénix, qui devait assurer à terme une indépendance complète vis-à-vis des producteurs d'uranium.
La France n'est pas partie de zéro: elle étudie cette filière depuis 1957. Des petits réacteurs d'essai, elle est passée à un réacteur de plus grande puissance, Phénix (250 mégawatts), destiné à valider le concept. Superphénix (1.200 mégawatts) est quant à lui conçu comme un véritable prototype industriel, une «tête de série». Le projet s'européanise: un consortium, Nersa, est mis sur pied en 1973. Il réunit trois producteurs européens d'électricité: EDF, l'italien Enel et SBK, dans lequel on retrouve l'allemand RWE, le néerlandais SEP et. Electrabel.
Saut technologique très ambitieux, le projet Superphénix devient immédiatement la bête noire des écologistes. Au début des travaux, lancés en 1976, une manifestation dégénère: un mort. Le site fera même l'objet d'une attaque au lance-roquettes!
En janvier 1986, Superphénix est couplé au réseau électrique. Sa mise en service est saluée par certains comme une réussite primordiale pour l'avenir énergétique de la France. La partie est cependant loin d'être gagnée. Car entre-temps, la cote du nucléaire s'est effondrée partout dans le monde. Le prix du pétrole est revenu à des niveaux beaucoup plus bas et les risques de pénurie des hydrocarbures se sont - provisoirement - estompés. A l'étranger, les constructions de centrales nucléaires sont annulées les unes après les autres suite à l'accident de Tchernobyl. L'un des postulats qui a prévalu au lancement de la filière des surgénérateurs - la pénurie d'uranium - se révèle provisoirement inexact.
Les pépins techniques s'accumulent lors de l'exploitation, notamment ceux liés au fluide caloporteur. Ce dernier, du sodium liquide, est délicat à manipuler. Il explose au contact de l'eau et s'enflamme à celui de l'air. Or, il en faut 5.000 tonnes... Superphénix est plus souvent à l'arrêt qu'en phase de production. Comble de la malchance, le toit du bâtiment des alternateurs s'effondre à la suite d'une grosse chute de neige.
Les opposants surfent sur la vague anti-nucléaire et exploitent le moindre incident. Les enquêtes publiques se multiplient, tout comme les recours juridiques et les procédures administratives. On dénonce le coût du kilowattheure produit, de 2 à 3 fois supérieur à ceux d'une centrale classique. Un rapport propose de reconvertir le réacteur en incinérateur. Fleuron de l'industrie nucléaire française, Superphénix se mue en cauchemar pour tous les gouvernements successifs. L'allongement des délais alourdit le poids des intérêts intercalaires et fait grimper la facture. A l'étranger, les projets similaires allemands et japonais sont aussi sur la sellette. Kalkar, le petit frère allemand de Superphénix, sera finalement transformé... en parc d'attractions.
L'idéologie est passée par là
La saga de Superphénix - dont la «déconstruction», réalisée à environ 40%, ne sera achevée qu'en 2025 - reste encore à l'heure actuelle un sujet de discorde. Aux yeux de nombreux scientifiques et responsables français, le surgénérateur de Creys-Malville a été un projet prometteur torpillé pour des raisons politiques. Sa sécurité n'était pas en cause et sa viabilité économique aurait pu être assurée. «L'idéologie est passée par là», déplore le prix Nobel de physique Georges Charpak. Superphénix fut considéré à l'inverse par une toute génération d'écologistes comme le symbole de la dérive d'une industrie nucléaire omnipotente. Une fuite en avant aussi dangereuse qu'inutile. Alors, fiasco technologique et économique ou projet trop en avance sur son temps? L'histoire n'a peut-être pas encore livré son verdict, car avec le récent retour en grâce du nucléaire, il est à nouveau question de relancer un jour la filière des surgénérateurs. Y compris en France.
Olivier Gosset
06/07/2007 - Copyright © L'Echo