Enghien, le 10 novembre 2003
Energie nucléaire et développement durable
Cher Monsieur Reeves,
Il faut que je vous écrive.
Dabord pour vous dire combien jadmire votre uvre en général. Jai vraiment adoré Poussière dEtoiles par exemple. Cest si beau de partager avec tous vos lecteurs votre vif émerveillement devant la vision globale de lunivers, de mettre la science à portée de tous, et pas nimporte comment, mais dune façon à la fois précise et poétique. Moi qui suis scientifique, de nature enthousiaste comme vous, ingénieur engagé dans le développement de lénergie nucléaire, jai bu du petit lait en vous lisant. Merci, mille fois merci !
Pourtant, si je vous écris, cest en réaction à des articles de votre part parus soit dans le journal Le Monde dès avril 2002, soit encore dans le journal Le Soir en avril 2003. Cela ma surpris et profondément déçu. Vous qui décrivez si bien la merveilleuse histoire du monde (dont sa phase nucléaire), vous avez une vue trop pessimiste des perspectives en matière de réserves énergétiques à long terme ! Concernant lénergie nucléaire, je puis dire que vous êtes insuffisamment documenté.
Reprenons point par point : lestimation des réserves duranium, les conséquences sur les ressources en énergie disponibles, et le sentiment exprimé sur les déchets nucléaires.
Lestimation des réserves duranium.
Cest vrai que les réserves prouvées et facilement exploitables duranium 235 sont limitées. On estime en effet, en arrondissant, que si le nucléaire continuait à fournir de lénergie électrique au rythme daujourdhui, ces réserves pourraient sépuiser en 50 à 100 ans.
En fait, comme vous le savez les spécialistes distinguent entre réserves exploitées, réserves prouvées, réserves estimées (moyennant efforts de recherche) et réserves supplémentaires éventuellement utilisables (correspondant à un coût nettement plus élevé).
Ainsi, on peut mettre au point une méthode industrielle de filtration des nodules duranium présents dans les mers. On peut aussi utiliser le thorium à linstar de luranium (comme vous le signalez), sachant que les réserves de thorium sont environ trois fois plus élevées que celles duranium.
Mais là nest pourtant pas largument essentiel à propos des réacteurs nucléaires. Mais plutôt :
La régénération du combustible en RNR
Vous connaissez laptitude des réacteurs à neutrons rapides (RNR) à transformer la partie inerte de luranium, lU238, en plutonium, fissile tout comme lest lU235. Vous connaissez lexistence de ces réacteurs capables de régénérer leur combustible fissile, et même de le surgénérer si on le désire, par exemple afin de suivre une courbe croissante de production délectricité. On obtient le degré de régénération désiré en variant lépaisseur de la couverture fertile en U238 qui entoure le cur : une forte épaisseur de couverture entraîne la production de 1,25 kg quand on en brûle 1 kg par fission ; une épaisseur nulle correspond à brûler plus de plutonium quon nen consomme, une épaisseur intermédiaire correspond à léquilibre.
Les réacteurs rapides prototypes ont été exploités de façon satisfaisante, démontrant ainsi la faisabilité du procédé. Ces prototypes sappellent Phénix en France, PFR en Grande-Bretagne, FFTF aux Etats-Unis, BN-350 au Kazakhstan, BN-600 toujours en opération en Russie.
Certes ces prototypes ont rencontré des problèmes techniques : ils avaient été lancés pour cela. Sur Phénix et PFR, proches de nous, le contrôle de lemploi du caloporteur, le sodium liquide, qui nétait nullement évident, a pu être mis au point, et on a pu irradier le combustible, loxyde mixte duranium et de plutonium (MOX), jusquà en retirer 15% de lénergie du plutonium en une fois (ou environ 150 000 MWj/t de combustible). Le FFTF américain a été un succès indéniable : il a atteint très rapidement 100 000 MWj/t sans aucun problème.
(Je ne puis en cette simple lettre traiter de tous les sujets à la fois, mais je vous renvoie à des documents OECD, tels celui de 1989 intitulé Plutonium : an Assessment ou encore celui de 1997 intitulé Management of Separated Plutonium dont les pages 80 à 91 décrivent en bref lhistoire de la maîtrise du plutonium dans les réacteurs à neutrons rapides.)
Vous me direz, comme beaucoup de gens me disent : mais si ces réacteurs sont si bons, pourquoi refuse-t-on de construire le réacteur de taille industrielle ? Pourquoi a-t-on fermé prématurément Superphénix si lexpérience était valable ?
On a fermé Superphénix pour de basses raisons politiques, le petit parti écologiste français ayant réclamé cette fermeture à Jospin pour prix de son ralliement à la majorité. Cest un véritable scandale davoir galvaudé une telle entreprise de mise au point. (Jai fait partie de la NERSA, jai fait partie des milliers de travailleurs directement affectés par lentreprise de diffamation organisée par les Verts, je puis vous en dire plus long sur notre souffrance.)
Les coûts de la recherche vus dans une société ultra-libérale
Une autre raison plus profonde pour laquelle on abandonne des installations déjà construites, et quon nenvisage plus de construire de réacteurs rapides actuellement, cest quils sont effectivement plus chers que les autres. EDF (majoritaire dans NERSA) a pu accepter de fermer la seule de ses centrales qui était déficitaire, puisque ses 56 autres réacteurs fonctionnaient de façon rentable. Même le coût exorbitant de labandon de Superphénix peut être couvert, dans ces conditions.
Là est le grave problème de notre société actuelle, ultra-libérale et capitaliste : on sacrifie toute recherche qui ne porte pas de fruits dans un avenir immédiat, disons à 3 ans. Cest contre cette domination du dieu-argent (en gagner beaucoup, le plus vite possible, en écrasant les faibles) que nous devons lutter à tout prix. Cette économie lucrative, qui ne se soucie pas du bien commun, écrase lhomme. Doù tout le débat actuel, essentiel, sur lorientation à donner à la mondialisation. Le libéralisme exacerbé daujourdhui empêche un développement idéal de lénergie nucléaire. Ce qui rapporte sans grand risque, cest de prolonger la durée de vie des centrales existantes. Certes est-ce tout indiqué de le faire. Mais en attendant, on ne se permet plus de recherches sur une filière 20% plus coûteuse.
Pourtant, quel enjeu ! Multiplier, grâce à lexploitation de ces réacteurs à neutrons rapides ainsi quau retraitement intermédiaire du combustible usé et au recyclage du plutonium de multiples fois, les ressources énergétiques de luranium par un facteur 60 ! Obtenir de lénergie, non pas pour 50 à 100 ans, mais pour 3000 à 6000 ans !
Voilà bien un bel exemple de développement durable, qui nous est accessible si nous cessons de vouloir toujours privilégier le court terme.
Recycler, cest écologique !
Mais, sécrient les détracteurs du nucléaire, il faut retraiter et retraiter sans cesse le combustible irradié ? Oui, il faut faire fonctionner des usines telles que celles de La Hague ou de Sellafield, qui récupèrent par voie chimique luranium et le plutonium en les séparant des vrais déchets, radioactifs et inutilisables, qu'on appelle les produits de fission (parmi lesquels le césium 137 et le strontium 90 sont les plus connus). Et il faut des usines de fabrication de combustibles à oxyde mixte (MOX) comme celles qui existent en Belgique, en France et en Grande-Bretagne. Pour lheure, ces usines de retraitement et de fabrication de MOX sont utilisées pour recycler, faute de mieux, le précieux plutonium dans les réacteurs les plus répandus, les réacteurs à eau légère. Des sociétés délectricité des 3 pays cités mais aussi de Suisse, dAllemagne et du Japon recyclent ainsi ce plutonium, une fois. Cest une manière, modeste sans doute mais réelle, de le recycler : on économise 15% des réserves duranium.
Cela est-il économique ? Les associations soi-disant écologistes le dénient. Pourtant cest le cas : sinon pourquoi les grandes sociétés délectricité allemandes feraient-elles retraiter leur combustible usé à La Hague ou à Sellafield aussi longtemps que la loi le leur permet ?
Et les déchets nucléaires ?
Il y a une autre raison de procéder au retraitement du combustible usé, et cela me permet daborder le fameux problème des déchets nucléaires. Le meilleur moyen actuellement connu de traiter les déchets, est de les séparer par retraitement, puis de les immobiliser pour des siècles ou des millénaires dans des structures chimiquement inertes, les plus stables qui soient : des verres.
Avez-vous eu, Monsieur Reeves, loccasion de visiter une de ces installations de conditionnement de verres ? Jai eu cette occasion, cétait à Marcoule, près de Phénix (dans le Gard). Au travers de parois de verre au plomb, nous avons assisté à quelques mètres de distance à des coulées de verres chargés de produits hautement radioactifs ; nous étions dans un grand hall dont le sol contenait dépais couvercles dacier et de plomb, fermant des fosses remplies de fûts de verres empilés. Cest une visite que ne devrait rater aucune personne sintéressant à la question des déchets nucléaires .
Trente années dentreposage de ces verres, contenant les produits les plus dangereux, réduisent leur radioactivité dun facteur 2. On peut prolonger cette période dentreposage à 50 ans. Ainsi, les manipulations des fûts de verres, bien conditionnés, sont-elles rendues plus faciles et moins coûteuses. Vient alors le moment de lenfouissement en un site géologiquement sûr. Trois cent ans plus tard, la radioactivité initiale aura baissé dun facteur 1000. Le site ne devra probablement plus être surveillé. La radioactivité due au stockage et dégagée autour du site est toujours inférieure à la radioactivité naturelle.
La radioactivité naturelle
Parlons-en un peu de cette radioactivité naturelle. Le grand public ne se rend généralement pas compte de ce que lhomme a toujours vécu sur une terre radioactive. Et elle était bien plus radioactive autrefois que maintenant. Vos livres en donnent une bonne illustration. La découverte des gisements dOklo au Gabon nous a montré aussi que des réactions de fission, dans un réacteur nucléaire naturel, ont pu se développer toute seules, lorsque la fraction dU235 dans luranium naturel nétait pas de 0,7% comme maintenant, mais de 3%.
Je ne vais pas évoquer davantage les questions relatives aux déchets nucléaires ; leur quantité (faible), la gestion des déchets hautement radioactifs (sûre), les solutions de stockage géologique (bien connues et en train dêtre expérimentées). De plus amples renseignements sur ces questions sont disponibles auprès des entreprises du secteur nucléaire.
Permettez-moi de vous inviter à prendre contact avec lAssociation des Ecologistes Pour le Nucléaire (AEPN), un mouvement tout à fait apolitique, dont je fais partie.
Je vous remercie, cher Monsieur Reeves, de votre attention,
Servais Pilate,
Ingénieur nucléaire,
40 ans de carrière.
Av. Isaac 34
B-7850 Enghien (Belgique)