Jean-Claude PEUGEOT Paris, le 22 décembre 1999

Madame VOYNET

Ministre de l'Aménagement

Du Territoire et de l'Environnement

20 avenue de Ségur

75007 Paris

Madame la Ministre

J'ai lu récemment dans un journal que vous quitteriez le gouvernement si la décision était prise de préparer par l'étude d'un type de réacteur plus évolué le remplacement de nos centrales nucléaires arrivées en fin de vie. J'avoue ne pas comprendre la position des partis écologistes sur cette question.

Jeune ingénieur de l'Etat à l'époque, j'ai eu la chance de participer aux discussions qui ont préludé vers la fin des années 50 au démarrage de notre programme électronucléaire. Au cours de ces réunions tous les moyens envisageables pour résoudre le problème de l'alimentation en énergie de la France et du monde au cours des cent prochaines années ont été examinés, y compris bien sûr ceux qu'ont cru découvrir trente ans plus tard les passionnés d'écologie. Hydraulique, marées, vagues, vent, géothermie, solaire, combustibles agricoles, etc., tout a été évoqué et estimé, sans oublier naturellement le gisement des économies d'énergie.

Les conclusions de ces études étaient claires et rien aujourd'hui n'est venu les remettre en cause sauf peut-être une sous estimation des réserves pétrolières de la planète qui n'a fait que reculer de quelques décennies l'inévitable échéance : le recours à l'énergie nucléaire était à la fois inévitable et souhaitable.

En tant que secrétaire ou rapporteur j'ai assisté à de nombreuses séances de travail et, bien que modeste, ma position de rédacteur m'a permis parfois d'introduire dans les écrits une partie de mes idées personnelles favorables à ce programme.

Mes raisons de jeune ingénieur me paraissent toujours valables et je crois utile de les rappeler car si mon existence approche maintenant de son terme les décisions prises aujourd'hui seront la vie de nos enfants demain. Or ce que je peux voir et entendre, en particulier le rejet a priori par une partie de la jeunesse de tout ce que peut apporter le progrès technique, me fait craindre pour eux le pire.

En effet, il y aura 8 milliards d'êtres humains sur la Terre en 2030 et 10 milliards en 2050 : il sera impossible de nourrir tous ces gens et de leur assurer un niveau de vie décent sans énergie. Quels que soient les efforts, par ailleurs nécessaires, pour éviter dans ce domaine les gaspillages et les consommations inutiles il faut donc prévoir au cours des prochaines décennies, notamment dans les pays en voie de développement, une augmentation massive des besoins ; or il est illusoire de croire que ces besoins pourront être couverts par les énergies "propres" et "renouvelables" telles que le solaire, le vent, la combustion des déchets agricoles ou la géothermie. Pendant longtemps encore le choix, pour 90% de la production mondiale d'électricité, devra être fait entre la combustion du carbone fossile et le nucléaire.

Les motifs de mes propres choix d'il y a 40 ans étaient et sont restés dans les domaines de l'économie, de la politique, de la sécurité et, non des moindres, de l'écologie.

Je sais bien que l'économie et l'argent qui en est le sang ne sont pas des motifs avouables ; cependant on ne peut tout faire, les moyens sont toujours limités et en affecter à un domaine plus que nécessaire conduit à des carences dans les autres. L'argent dépensé en excès par rapport au possible pour l'achat à l'extérieur de combustibles pour le chauffage, l'éclairage, les transports, la conservation des aliments, la fabrication des engrais, etc. nous manquera pour construire des écoles, moderniser nos hôpitaux, nous protéger contre les inondations et rendre nos villes plus habitables.

Nous savions dès 1955 que le pétrole allait devenir peu à peu une denrée rare et que son prix allait monter. Nous nous sommes sans doute montrés un peu pessimistes à cet égard, mais aujourd'hui il faut déjà aller chercher le brut sous les glaces de l'Alaska et dans les profondeurs sous-marines. Le gaz de Lacq est épuisé et celui de la mer du Nord ne tardera pas à l'être. Que penseront de nous nos enfants quand ils se rendront compte que nous avons allègrement gaspillé pour produire de l'électricité ces précieuses ressources qu'ils n'auront plus et dont nous aurions pu faire tant d'autres choses, alors que nous disposions du nucléaire ? Pourquoi ne réservons-nous pas les combustibles fluides aux seuls domaines dans lesquels ils sont encore irremplaçables ?

J'avoue aussi qu'il m'est désagréable de penser aux milliards que les Français doivent verser comme une sorte d'impôt, au prix d'un chômage accru chez nous, et parce que nous en sommes démunis, à ceux qui n'ont eu qu'à se donner la peine de naître sur un lac de pétrole, une bulle de gaz ou un lit de charbon.

Cette dernière réflexion m'amène à évoquer le motif politique, lui aussi assez mal considéré ; mais est-ce une erreur d'avoir pensé à l'indépendance énergétique de notre pays ?

C'est un fait que les plus importantes réserves de pétrole de la planète ont été placées par la nature et par l'histoire sous les pieds de potentats moyenâgeux ou de fanatiques dont on peut à chaque instant craindre le pire. La "guerre du Golfe" avec son coût économique et environnemental n'est à ce point de vue qu'un épisode illustratif d'une situation de déséquilibre mondial pour le moins préoccupante.

Est-ce un crime de se réjouir de savoir que notre production d'électricité nationale ne serait pratiquement pas affectée par un drame au Moyen Orient grâce à nos centrales nucléaires que tous les gens éclairés du monde nous envient ? Faut-il être reconnaissant aux Américains d'avoir arrêté depuis quinze ans de construire de telles centrales chez eux et aux Allemands d'avoir décidé de déclasser progressivement les leurs alors que ces décisions n'auront d'autre effet que d'augmenter la tension mondiale due au pétrole et la pollution dans la Ruhr ? Parce qu'il ne faut pas compter sur les moulins à vent et les champs de cellules solaires pour remplacer l'uranium.

J'en viens au sujet de la sécurité. C'est sans doute le point sur lequel les opinions publiques sont le plus mal informées, mais il est un fait que le nucléaire fait peur. Les media et les "Verts" en sont d'ailleurs largement responsables.

 

Le nucléaire civil est affecté plus ou moins consciemment dans l'opinion par deux tares congénitales irrémédiables : Hiroshima et l'incapacité de nos sens à détecter le rayonnement. Crime satanique et mystère : pouvait-on imaginer pire ?

 

Un fait demeure cependant : même après Tchernobyl l'électronucléaire est, de loin, la forme d'énergie qui a tué le moins de monde à quantités produites égales. Même le cheval a fait pire !

En France nos centrales nucléaires ont déjà produit autant d'électricité que tout ce qui avait été consommé chez nous avant le démarrage de Marcoule ; or le nombre de morts dues à la spécificité du procédé, je veux dire par l'effet d'un rayonnement ionisant, est très exactement égal à zéro et ceci pour l'ensemble de la chaîne depuis la fabrication du combustible jusqu'au traitement des déchets, y compris les transports. Que sont devenus, pour les comparaisons dans l'opinion publique, les dizaines de milliers de morts par silicose ou coups de grisou chez les mineurs, la beauté contestable des terrils, le parfum suave des raffineries, les victimes des incendies de pétroles, la noria des camions citernes parfois allumés à la traversée d'un village, les marées noires, les asphyxies par l'oxyde de carbone, les explosions de gaz naturel, les noyades dans les rivières à l'aval des barrages, les coups de sabots et les paysans morts à la tâche derrière leurs chevaux de labour ?

On nous reparle sans cesse de Tchernobyl, le pire accident envisageable pour le nucléaire civil, qui n'a finalement, effets de la peur exceptés, fait guère plus de victimes que le naufrage du Titanic, mais on n'évoque jamais l'accident de Three Miles Island aux Etats Unis en tous points semblable sur le plan nucléaire puisque le coeur a été détruit, mais qui n'a cependant fait aucune victime parce que la technique n'était pas la même et que les précautions élémentaires avaient été prises ; or nos centrales sont de type Three Miles Island et non Tchernobyl.

 

On évoque aussi volontiers l'horreur du nuage de Tchernobyl qui a traversé la France, mais on oublie de préciser que le risque maximum couru par un Français à l'occasion du passage de ce nuage peut être comparé à deux cigarettes fumées en plus au cours de toute une vie, à une matinée de sports d'hiver à Megève sous les rayons cosmiques ou à un vingtième de radiographie pulmonaire.

Cette réflexion m'amène au point de vue environnemental.

L'un des faits qui m'ont amenés personnellement à souhaiter le développement du nucléaire est une visite que j'ai effectuée il y a 45 ans en tant que jeune ingénieur de l'Etat chargé du contrôle dans une centrale thermique d'EDF, moderne à l'époque et fonctionnant au charbon. Le groupe turboalternateur avait une puissance de 250 Mw, soit le sixième d'une tranche nucléaire actuelle. Je me suis un moment trouvé sur le toit de la centrale devant la prise d'air de la chaudière. C'était un trou vertical de 3 mètres de diamètre, noir et impressionnant ; derrière une grille sur laquelle des feuilles mortes restaient collées par le souffle un énorme ventilateur avalait par milliers de tonnes un air qui serait après passage dans le système rejeté dans l'atmosphère privé de son précieux oxygène et chargé de ce dioxyde de carbone dont on a compris plus tard qu'il était le principal responsable de l'effet de serre.

La vue de ce moloch qui absorbait goulûment cet air indispensable à notre vie m'a été si désagréable que je me suis juré de travailler à la promotion d'autres procédés qui éviteraient ce drame. Peu après sont apparues les possibilités offertes par le nucléaire civil qui répondaient à la question.

En effet, les centrales nucléaires en fonctionnement laissent l'air rigoureusement intact ; or rien n'est plus précieux pour nous que notre atmosphère.

L'un des principaux reproches que je fais aux écologistes est de bien souvent méconnaître les ordres de grandeur. C'est ce qui leur fait croire, par exemple, qu'on pourrait remplacer les centrales nucléaires par le vent et le soleil alors qu'il faudrait installer plusieurs milliers d'éoliennes modernes ou stériliser cinq mille hectares de terres sous des bâtis à cellules solaires pour fournir l'équivalent d'une seule tranche nucléaire (sans compter que nous avons surtout besoin d'énergie chez nous, pour nous éclairer et nous chauffer, en hiver, la nuit, par temps anticyclonique glacial alors qu'il n'y a à ces moments-là ni soleil ni vent).

 

Ce point s'applique à l'atmosphère : en masse, il y a sur notre planète environ 400 fois plus d'eau de mer que d'air à respirer ; on peut donc dire qu'un kilo de déchets est 400 fois plus polluant relativement dans l'atmosphère que dans la mer. Or c'est par milliards de tonnes chaque année que nous envoyons au-dessus de nos tête le dioxyde de carbone provenant de la combustion du gaz, du pétrole et du charbon, sans compter le dioxyde de soufre et d'autres charmants composés.

 

On nous rabat les oreilles avec les deux ou trois siècles durant lesquels il faudra stocker les déchets nucléaires à vie longue provenant de nos réacteurs ; pendant ce temps nous continuons à brûler du carbone fossile que la nature a mis des millions d'années à enfouir sous nos pieds et même si nous arrêtions aujourd'hui de le brûler il faudrait déjà à notre atmosphère près de deux cents ans pour digérer le gaz carbonique que nous lui avons envoyé depuis que les premiers kilos de "charbon de terre" ont été brûlés en Angleterre vers 1750.

On nous parle aussi des énergies renouvelables, en particulier de l'hydraulique. On a certes eu raison de construire les barrages qui fournissent aujourd'hui quelque 10% de nos besoins en électricité, mais il ne faut pas oublier au point de vue de l'environnement que les dizaines de millions de tonnes de béton coulés à cette occasion ont aussi entraîné l'émission d'une masse impressionnante de dioxyde de carbone par les cimenteries, pour chauffer puis décomposer le calcaire, sans parler du risque catastrophique, au moins aussi probable qu'un Tchernobyl français, que ferait courir, par exemple, à deux cent mille personnes une rupture de type Malpasset du barrage de Bort les Orgues.

En conclusion, si nous voulons permettre sans famines ou révolutions à dix milliards d'êtres humains de vivre sur la Terre dans cinquante ans, chiffre strictement inéluctable sauf catastrophe due au SIDA, nous devons prévoir que nos descendants auront besoin d'énergie et si nous voulons que leur atmosphère demeure respirable sans entraîner d'imprévisibles drames climatiques le recours massif à l'énergie nucléaire par fission est la seule solution envisageable

Le problème des déchets serait facile à résoudre si tout le monde y mettait un peu de bonne volonté car les produits de fission à vie longue sont de très faible volume et aisés à stabiliser chimiquement ; il y a d'autre part sur notre planète de nombreux endroits sûrs pour les stocker sans gêner personne, moins en tous cas qu'en polluant l'atmosphère par les gaz à effets de serre (par exemple en les enfouissant là où des plaques s'enfoncent sous une plate-forme continentale).

J'avoue ne pas comprendre à ce point de vue qu'on ait pu tenir tant de conférences internationales sur le dit effet de serre, à Rio, à Kyoto et ailleurs, sans qu'y ait été prononcé le nom de la seule méthode crédible pour résoudre le problème ! Quand accepterons-nous de crier haut et fort que nous avons, nous Français, l'électricité la moins chère et la moins polluante du monde grâce au nucléaire ?

La seule alternative serait la mise au point de procédés utilisant la fusion de l'hydrogène, mais la technique fuit devant nous : depuis cinquante ans on nous la promet pour dans trente ans !

Alors, pourquoi les partis Verts ne descendent-ils pas dans la rue pour exiger des pouvoirs publics le développement mondial du nucléaire civil plutôt que d'exiger pour leur participation au gouvernement la fermeture des centrales nucléaires ? L'arrêt de Super-Phenix par exemple a coûté à notre pays le prix d'une bataille perdue : j'espère ne plus être là quand mes petits enfants devront racheter à un prix sûrement exorbitant aux Japonais ou aux Chinois la licence de ce procédé pour lequel nous étions les premiers et qui leur sera devenu indispensable.

Veuillez agréer, Madame la Ministre, l'expression de ma haute considération.

 

 

 

 

 

J C Peugeot