A quel point l'énergie nucléaire pourrait-elle réduire les émissions de gaz carbonique ?

Dans le monde, la première cause anthropique d'émission de gaz carbonique est la production d'électricité par les centrales brûlant des combustibles fossiles. C'est ainsi que la Suède qui n'utilise pratiquement pas de combustibles fossiles pour produire son électricité, émet deux fois moins de gaz carbonique par kWh consommé que le Danemark qui utilise surtout du charbon pour sa production électrique (l'éolien ne participant qu'à moins de 10 % dans cette production, malgré tout le battage médiatique auquel il donne lieu). Nous savons donc, dès à présent, comment diminuer de façon importante les rejets de gaz carbonique sans exiger une diminution dramatique de la consommation d'énergie : il suffit de renoncer aux énergies fossiles pour produire de l'électricité en utilisant soit le nucléaire, soit l'hydraulique. Si les pays développés avaient eu la même politique que la France ou la Suède les rejets qui se montent actuellement à plus de 6 milliards de tonnes de Carbone (sous forme de gaz carbonique) seraient limités à 4 milliards de tonnes. Quand on sait que la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère pourrait, éventuellement(selon les modèles) , se stabiliser si nos émissions étaient inférieures à 3 milliards de tonnes, on voit que nous aurions fait ainsi une bonne partie du chemin. Le complément, nous y reviendrons, pouvant être obtenu en renonçant à l'utilisation des combustibles fossiles pour le chauffage et autres applications basse température.

A plus long terme , nous avons étudié dans quelle mesure le nucléaire pourrait contribuer à combattre le réchauffement climatique à l'horizon 2050. A titre d'exemple de référence nous avons retenu le scénario A2 du Conseil Mondial de l'Energie.

Ce scénario suppose une augmentation du Produit Mondial Brut de 2,5% par an et une diminution de l'intensité énergétique de 0,9% par an. Il suppose une utilisation importante de charbon, ce qui paraît assez réaliste quand on sait que les réserves de charbon sont importantes, en particulier dans les pays qui seront de grands consommateurs comme les USA, la Chine et l'Inde. Dans ces conditions les rejets de gaz carbonique en 2050 atteindraient 15 milliards de tonnes de Carbone, soit deux fois et demi le niveau actuel. Ce scénario laisse une place aux énergies renouvelables, dont la production, y compris hydroélectrique, est multipliée par un facteur 10. La production d'électricité nucléaire n'est, elle, multipliée que par un facteur 2, diminuant en part relative.

Notre exercice a été de supposer que le nucléaire prenait la place du charbon et du gaz sauf pour la Chine, l'ex URSS et les pays du Moyen Orient qui conserveraient une part significative de charbon pour la première et de gaz pour les deux autres. Le niveau de consommation de pétrole était laissé inchangé, puisque, à l'heure présente, il n'existe pas de substitution économiquement compétitive au pétrole pour les transports. Il ne s'agit ici que d'un calcul d'ordre de grandeur qui mériterait sans doute d'être raffiné et qui doit être considéré comme un théorème d'existence. Ce calcul montre que les rejets de gaz carbonique seraient ramenés à environ 4 milliards de tonnes de Carbone en 2050, soit près de quatre fois moins que ceux du scénario de référence et notablement plus faibles que les rejets actuels. On se trouverait ainsi dans un scénario où la concentration de gaz carbonique dans l'atmosphère ne dépasserait pas deux fois la concentration pré-industrielle. La production d'énergie nucléaire atteindrait alors 13 milliards de Tep, soit près de 30 fois plus qu'actuellement. Ce chiffre paraît énorme, mais, ramené à la population mondiale il devient beaucoup plus raisonnable puisque, atteignant 1,3 Tep/habitant il serait pratiquement égal à celui atteint en France dès à présent. La France est donc, déjà, dans le monde du scénario nucléaire intense que nous décrivons. En 2050 l'augmentation du PIB et de la part de l'électricité dans l'offre d'énergie (transports, chauffage, applications basse température) conduirait, en France, à un nombre de réacteurs de l'ordre de la centaine d'unités, à comparer à la soixantaine actuelle.

A un tel niveau de développement du nucléaire la question des réserves fissiles se pose évidemment. La production d'une énergie nucléaire équivalente à 13 milliards de Tep exigerait en effet l'extraction de près d'un million de tonnes d'Uranium par an en utilisant les technologies actuelles (REP, REB, Candu). Les réserves probables estimées par l'OCDE correspondraient à une vingtaine d'années de fonctionnement. On voit donc que ce déploiement exigera sans doute l'utilisation de réacteurs surgénérateurs. Ceux ci peuvent être soit des réacteurs à neutrons rapides utilisant le cycle Uranium-Plutonium, soit des réacteurs à neutrons lents utilisant le cycle Thorium-Uranium. Nous avons pu vérifier que la puissance requise du parc de surgénérateurs pourrait être obtenue en 2050 à condition de construire environ 3000 réacteurs de type REP (ou REB) d'ici 2030 et d'utiliser le Plutonium qu'ils produiraient comme première charge des surgénérateurs. Il faut noter que le volume et la radiotoxicité des déchets nucléaires produits par les surgénérateurs seraient, par unité d'énergie produite, d'au moins deux ordres de grandeur plus faibles que ceux des réacteurs actuels, si bien que les besoins en stockage de longue durée nécessités par un parc de plusieurs milliers de surgénérateurs seraient inférieurs à ceux nécessaires actuellement.

En conclusion nous constatons que, dès à présent, l'humanité a en main les technologies qui permettraient de stabiliser l'augmentation de la température globale à une valeur gérable, sans, pour autant, renoncer au développement, autrement dit qu'elle possède les instruments d'un développement durable. C'est à notre génération de décider de les utiliser ou non. Lourde responsabilité !

H.Nifenecker

Conseiller Scientifique au CNRS
Responsable de l'action énergie de la Société Française de Physique
Coauteur du livre " L'énergie dans le monde : bilan et perspectives " ed. EDP Sciences
Membre de l'AEPN
Prix Leconte de l'Académie des Sciences