Sud-Ouest nature 106-107 : 9-12 mars 2000

Demain, quelles énergies ?

Par Jacques Hamon, Ingénieur agronome, Diplômé de l’I.N.A. (promotion 45), membre de l’AEPN.

M. Hamon a notamment occupé la fonction de Sous-directeur général de l’OMS (Organisation Mondiale pour la Santé). Son travail était plus spécialement orienté vers l’hygiène du milieu (environnement) et la surveillance épidémiologique.

 

Perspectives énergétiques pour le 21ème siècle et leurs implications sociétales

epuis longtemps, des futurologues s'inquiètent de l'avenir énergétique de nos sociétés industrielles et de celui démographique de la population terrienne, mais les prévisions pessimistes d'il y a quelques décennies ne s'étant pas matérialisées, ces sujets ont été largement délaissés. Un renouveau d'intérêt est apparu depuis quelques années sous l'influence d'organisations s'inquiétant des conséquences de l'effet de serre. et, souvent les mêmes, s'opposant tant aux options nucléaires de pays industrialisés qu'aux ambitions hydroélectriques titanesques de pays en développement, dont la Chine et l'Inde. Ces organisations prônent d'économiser l'énergie au lieu d'inciter les consommateurs à la gaspiller, et de faire massivement appel à des énergies renouvelables décentralisées. En France, ces options sont défendues par un réseau de près de 500 associations Sortir du nucléaire dont deux des manifestes récents sont Le nucléaire et la lampe à pétrole et Par ici la sortie... du nucléaire.

La consommation énergétique mondiale, exprimée en millions de tonnes d'équivalent pétrole par an (Mtep) est fonction du nombre d’habitants du monde, des ambitions économiques des principaux acteurs et de leurs options énergétiques connues et probables, tant quantitatives que qualitatives. La consommation individuelle s'exprime en tonnes d'équivalent pétrole par an et par habitant (tep).

À présent, environ 300 millions habitants du Canada et des États Unis consomment chacun 8,5 tep provenant essentiellement d'énergies non renouvelables, soit collectivement 2 550 Mtep. Environ 800 millions de résidents des autres pays développés consomment chacun 4,5 tep provenant surtout d'énergies non renouvelables, soit un total de 3 600 Mtep. Environ 4 900 millions d'habitants des pays en développement consomment chacun moins d'une tep provenant pour une part notable du bois, de la paille et des excréments d'animaux domestiques et, pour une part croissante, d'énergies non renouvelables ; la consommation totale est de l'ordre de 4 410 Mtep. Le monde paraît ainsi consommer 10 560 Mtep par an. Une production massive de gaz à effet de serre paraît inévitable.

Les récentes projections démographiques se stabilisent autour d'une population mondiale de 10 à 12 milliards d'êtres humains en 2099, l'hypothèse basse paraissant la plus vraisemblable. Elles comportent un léger accroissement en Amérique du Nord, une légère baisse de la population des autres pays développés, et un quasi doublement de la population des pays en développement. Dans les pays développés, croissance démographique globalement négative, croissance économique continue et économies d'énergie devraient aboutir à une stabilisation de la demande énergétique à son présent niveau, 6 150 Mtep. Dans les pays en développement ayant l'ambition légitime de rattraper leur retard économique, plusieurs hypothèses sont retenues avec des consommations individuelles d'énergie passant à 2, ou même 3 tep ; avec une hypothèse démographique et énergétique basse, la demande d'énergie passerait à environ 18 000 Mtep ; avec une hypothèse haute, elle atteindrait 33 000 Mtep

La demande mondiale serait alors comprise entre 24 150 Mtep et 39 150 Mtep, soit 2,3 à 3,7 fois la présente consommation d'énergie.

Les réserves d'énergies fossiles commencent à être raisonnablement bien connues car, depuis des années, peu de nouveaux gisements importants sont découverts, tandis que la mise en exploitation des gisements déjà connus mais non exploités apporte autant d'agréables surprises que de déconvenues. On a espéré pendant des années que l'amélioration des techniques de forage augmenterait de façon substantielle le rendement des gisements pétroliers ; il semble que ce soit rarement le cas, les techniques les plus performantes permettant d'épuiser plus rapidement la portion exploitable, sans en accroître son volume.

D'après les publications professionnelles récentes, le monde, il y a deux ans, disposait de 42 années de consommation de pétrole, de 65 années de gaz naturel, de 457 années de charbon et de 152 années d'uranium fissile, la demande énergétique prise en compte étant celle alors en cours. Un effet domino étant inévitable et la demande mondiale d'énergie croissant, aucune des énergies fossiles sus-mentionnées ne sera commercialement disponible en 2099 ; les gisements individuels seront en majorité épuisés bien avant cette date et les pays détenteurs de gisements encore exploitables les réserveront à leur usage. Notre civilisation dépend dans une très large mesure de l'emploi non énergétique de dérivés du charbon, du gaz naturel et du pétrole. La raréfaction, puis la disparition commerciale, de ces énergies fossiles va nécessiter la mise au point de produits de substitution performants dans des domaines très variés : colorants, détersifs, engrais, explosifs, fibres de synthèse, lubrifiants, matières plastiques, médicaments, pesticides, revêtements routiers, etc... Des recherches viennent juste de commencer dans ces domaines.

Les gisements de pétroles très lourds du nord de l'Amérique du Sud, et de schistes bitumineux de l'Amérique du Nord n'ont pas été pris en considération dans ce qui précède. En dépit des dommages écologiques majeurs associés à leur exploitation, ces gisements seront certainement utilisés un jour par les quelques pays détenteurs, soit à des fins énergétiques, soit à des fins chimiques, sans que cela influence de façon notable l'évolution mondiale de la situation énergétique.

Les gisements d'hydrates de méthane situés sous les fonds océaniques sont d'une autre ampleur ; ils pourraient être d'une importance équivalente à celle de l'ensemble des gisements pétroliers conventionnels, passés, présents et â venir. Ces hydrates sont peu accessibles, chimiquement instables et une réaction en chaîne les concernant lors de tentatives d'exploitation modifierait pour des millénaires le climat terrestre. Plusieurs pays effectuent des recherches sur l'accessibilité de ces hydrates.

La présente génération des centrales nucléaires occidentales, et celle proposée pour le début du 21ème siècle, ont l'inconvénient de produire des déchets radioactifs à demi-vie parfois fort longue dont nul ne sait que faire. À terme, ces centrales sont condamnées du fait de l'épuisement des gisements d'uranium fissile. Différentes alternatives sont en cours d'étude. Le programme américano-russe de démilitarisation nucléaire a initié la mise au point, fort avancée, d'un réacteur fonctionnant au plutonium. L'ancien directeur du CERN, Carlo Rubbia, a développé le concept d'un réacteur nucléaire consommateur de thorium, un métal aux réserves inépuisables, pouvant détruire les radionucléides résiduels des présentes centrales nucléaires ; ce rubbiatron ne sera toutefois pas opérationnel avant quelques décennies.

Une optimisation de l'utilisation des énergies renouvelables est essentielle, tant pour préparer l'avenir que pour faciliter le passage à la disparition commerciale du pétrole, du gaz naturel et du charbon.

L'énergie hydroélectrique n'est renouvelable que si le climat ne se modifie pas trop. Elle est loin d'être écologiquement et humainement acceptable ; les barrages cyclopéens construits en Égypte et en Russie, et ceux en cours de construction en Chine et en Inde, en sont la preuve. En France, où 90 % des ressources sont exploitées, l'utilisation des 10 % potentiels restants éliminerait l'essentiel de la biodiversité des zones humides et notre dernier fleuve sauvage, la Loire.

Le bois est le symbole de l'énergie renouvelable non polluante. Dans la majorité des pays en développement, il est en voie de disparition, les forêts laissant place à des cultures, des pâtures et des friches à végétation basse inexploitable. Dans les pays développés, comme la France, les surfaces boisées se développent du fait de la déprise rurale. Nul ne paraît avoir étudié l'équilibre énergétique des exploitations forestières. Si l'on tient compte des coûts énergétiques de plantation, gestion, abattage, trans-port, séchage, plaquettage, brûlage et disposition des cendres, la balance est-elle positive, nulle ou négative ? Une balance nulle ou négative paraît probable. Si le bois n'est pas brûlé, mais pyrolisé pour en extraire les molécules chimiques nobles qu'il contient, la balance énergétique resterait négative ou nulle, mais la valorisation économique serait bien meilleure, les essences plantées étant alors choisies en fonction des molécules chimiques qu'elles peuvent produire. Le charbon de bois résiduel pourrait alimenter des gazogènes, fournir du gaz de ville ou alimenter de petites centrales thermiques.

La biomasse non forestière ne saurait être négligée. Sa gestion est parfois impérative pour limiter la pollution de l'environnement (lisiers, résidus de l'industrie du papier, ordures fermentescibles). Elle pourrait bonifier des résidus agricoles gaspillés et valoriser la production spontanée de terres inexploitées. Aucun document ne paraît disponible concernant la balance énergétique de telles interventions.

Les biocarburants liquides d'origine agricole constituent un atout pour la France qui pourrait, avec des dérivés de l'éthanol remplaçant l'essence, et des dérivés des huiles végétales remplaçant le gazole, éviter l'immobilisation totale de ses transports terrestres, maritimes et aériens, dont ceux affectés à la protection civile et à la défense du territoire. La production de biocarburants dérivés de l'éthanol consomme environ 80 % de l'énergie que ces carburants produisent. Les substituts du gazole sont plus prometteurs, sous réserve d'optimiser l'utilisation des tourteaux. La France pourrait produire une petite partie de sa présente consommation de carburants traditionnels en mettant en culture toutes ses terres arables disponibles ; cette option n'est pas possible pour les pays ayant déjà du mal à nourrir leurs populations.

L'énergie éolienne a le vent en poupe, sous réserve que les habitants des zones favorables acceptent la construction de fermes à éoliennes et que la puissance publique finance l'opération, aucune ferme à éoliennes existante ne paraissant être rentable. Dans les zones non urbanisées des gisements éoliens de la France, l'implantation d'une éolienne par hectare paraît possible.

L'énergie solaire est particulièrement intéressante dans les déserts des zones tropicales, inhabités. En France méridionale, certains promettent un rendement annuel moyen de 550 kwh par mètre carré et par an, mais les producteurs des équipements concernés n'en espèrent que 110 et, dans leur monographie L'énergie solaire, Dessus et Pharabod n'en escomptent que 117. Pour l'instant, la rentabilité de tels équipements est douteuse ; peu d'entreprises de pays développés en utilisent hors subventions.

Les énergies solaires et éoliennes ont surtout été évaluées en termes financiers, par comparaison avec les énergies conventionnelles. Dans une société hypoénergétique, ces analyses pourraient ne plus avoir de sens, l'important étant de savoir si l'énergie consacrée à la fabrication, au transport, à la mise en place, à la gestion, puis au démantèlement en fin de vie efficace des équipements, est inférieure ou supérieure à l'énergie totale produite. Ces deux énergies, par nature fluctuantes au fil des heures et des jours, sont aussi pénalisées par le coût des dispositifs de stockage de l'énergie pour pallier aux périodes de non production.

D'autres énergies renouvelables existent (géothermie, énergie des marées, énergie des vagues, etc...). Elles peuvent avoir un potentiel local important, mais ne semblent pas, pour l'instant, de nature à influencer l'équilibre énergétique mondial.

Les piles à combustible paraissent constituer une solution idéale à tous les problèmes énergétiques et environnementaux, avec un rendement très supérieur à celui permis par les lois de Carnot, et une pollution nulle. Leur rendement n'est excellent que si elles sont alimentées en hydrogène qui, malheureusement, n'existe pas à l'état natif sur notre terre. Ces piles peuvent toutefois, avec un moins bon rendement, être alimentées à partir de la décomposition de molécules organiques riches en hydrogène, dont des biocarburants tels que le méthane, le méthanol et l'éthanol. On peut aussi envisager qu'en période de pointe les fermes éoliennes et solaires produisent de l'hydrogène par hydrolyse de l'eau puis, pendant les périodes sans vent et sans soleil, alimentent des piles à combustible. Des centrales nucléaires produisant une énergie électrique abondante et bon marché pourraient alimenter les véhicules terrestres en hydrogène ; des piles à hydrogène embarquées existent déjà et des réservoirs garnis de microtubes de carbone permettent de stocker des masses notables d'hydrogène sans recourir à des pressions excessives.

Au niveau mondial, la disparition commerciale des énergies fossiles conventionnelles entraînera de grandes perturbations économiques et sociales. De nombreux pays qui manquent déjà d'eau douce et de terres arables pourraient devenir incapables de nourrir leurs populations tout en produisant des biocarburants à partir du bois, d'autres biomasses, des céréales, des betteraves et des oléagineux. Les pays dont l'économie dépend largement du commerce intercontinental ou de la pêche hauturière pourraient être gravement pénalisés par le remplacement des flottes modernes par des bateaux à voile. Dans les civilisations hypoénergétiques de demain, la gestion des zones urbanisées, sans ascenseurs, sans chauffage central. avec porteurs d'eau, ramassage des ordures hippomobile, et probablement sans chaîne du froid, posera quelques problèmes. Tous les circuits de distribution devront être revus pour qu'il y ait le moins de distance possible entre le producteur, le consommateur et le récupérateur/exploitant des matières usées. La raréfaction probable de tous les intrants chimiques agricoles et sylvicoles imposera de faire appel à des lignées animales et végétales très performantes dans une grande variété d'environnements ; l'utilisation d'organismes génétiquement modifiés deviendra la règle

La France devrait souffrir moins que la moyenne du passage à une civilisation hypoénergétique sauf modifications climatiques majeures. Les bonnes terres en friche seront mises en culture et les excédents agricoles transformés en biocarburants liquides ; les terres médiocres seront boisées et les bois et forêts gérés comme des cultures de biocarburants solides, à courte rotation. Tous les cours d'eau produiront de l'électricité.

La culture industrielle des coquillages et poissons sera généralisée. Des panneaux solaires occuperont toutes les toitures des zones favorables. On trouvera une éolienne à l'hectare sur terre comme en mer partout où le régime des vents est propice. La quantité d'énergie renouvelable ainsi générée pourrait correspondre à 20 % de ce dont la France dispose actuellement, ce qui, due priorité étant donnée aux services essentiels, laisserait le résident de base avec environ 5 % de ce qu'il consomme aujourd'hui ; cette énergie laissée aux individus sera presque exclusivement électrique. Alors que bien des pays devront s'adapter en quelques décennies à la nouvelle donne énergétique, la France, grâce à son parc de centrales nucléaires, disposera d'un bon demi-siècle de plus pour ce faire. Sauf dans quelques zones d'accès très difficile, la biodiversité animale et végétale terrestre deviendra minimale.

Dans l'hypothèse où la centrale nucléaire rubbiatron, ou d'autres types de centrales ne faisant pas appel à l'uranium, s'avéreraient techniquement et politiquement acceptables, la nouvelle civilisation terrestre serait presque entièrement basée sur l'électricité et des piles embarquées à hydrogène, les biocarburants solides et liquides n'étant indispensables que pour des besoins très spécifiques. La pression exercée sur les sols et la biodiversité diminuerait d'autant.

À terme, le choix ne sera jamais entre le nucléaire et la lampe à pétrole, car il n'y aura plus de pétrole.

Jacques HAMON, membre de l’AEPN