LE RÉCHAUFFEMENT DE LA PLANÈTE

L'Arctique en plein dégel

Elizabeth Kolbert / Courrier international - n° 766 - 7 juil. 2005 - http://www.courrierinternational.com
The New Yorker

La journaliste américaine Elizabeth Kolbert a sillonné l'Alaska en quête de preuves du changement climatique. Elle a vu des îles qui disparaissent, du permafrost qui se craquelle, des glaces polaires qui fondent.

Le village de Shishmaref est posé sur l'île de Sarichef, à huit kilomètres au large de la péninsule de Seward, en Alaska. Sarichef n'est à vrai dire guère plus qu'un îlot. Ouvrant au nord sur la mer des Tchouktches, il est cerné sur ses trois autres côtés par le Parc national du détroit de Béring.

Lors de la dernière glaciation, ce pont terrestre &endash; apparu lorsque le niveau de la mer a baissé de près d'une centaine de mètres &endash; s'étendait sur plus de 1 500 kilomètres de large. La réserve occupe la seule partie qui demeure émergée après une période chaude de plus de 10 000 ans.

Shishmaref est habité, au moins de façon saisonnière, depuis plusieurs siècles. Ici comme dans bien d'autres villages inuits de l'Alaska, le mode de vie associe &endash; de façon souvent déconcertante &endash; des traditions venues de la nuit des temps à la modernité absolue. Tout le monde ou presque continue de vivre de la chasse de subsistance &endash; traquant surtout le phoque barbu, mais aussi le morse, l'orignal et quelques espèces d'oiseaux migrateurs.

Lorsque je suis arrivée au village, en avril 2004, la débâcle de printemps était amorcée et la saison de la chasse au phoque était sur le point de débuter.

Jusqu'à présent, pour aller chasser le phoque, les hommes de Shishmaref franchissaient l'étendue de glace de mer en traîneau à chiens ou, plus récemment, en motoneige. Mais, au début des années 1990, les chasseurs ont remarqué les premiers changements sur la glace de mer : elle commençait à se former plus tardivement à l'automne, et se disloquait plus tôt au printemps.

Il fut un temps où l'on pouvait parcourir une trentaine de kilomètres en motoneige sur cette banquise. Mais, désormais, à la saison où les phoques reviennent, la glace est déjà ramollie à 15 kilomètres à peine de la côte.

Pour Tony Weyiouanna, le responsable des transports du village, elle a la consistance d'un "granité". Et, quand on arrive sur ce genre de terrain, ajoute-t-il, "on a les cheveux qui se dressent sur la tête, on ouvre bien grands les yeux et on n'ose même pas ciller". Comme il devenait trop dangereux d'aller chasser en motoneige, les hommes se sont mis à utiliser des bateaux à moteur.

L'altération de la glace de mer allait bientôt provoquer d'autres problèmes.

Le point culminant de Shishmaref n'est qu'à 6,50 m au-dessus du niveau de la mer et les maisons, dont beaucoup ont été construites par l'Etat américain, sont de petits cubes qui n'ont pas l'air particulièrement résistants. A l' époque où la mer des Tchouktches gelait dès le début de l'automne, la couche de glace protégeait le village de la même façon qu'une bâche empêche le vent de ballotter l'eau d'une piscine. Mais, depuis que l'englacement commence plus tard, Shishmaref est plus vulnérable aux assauts des tempêtes.

En octobre 1997, une bourrasque a balayé une langue de 38 mètres de large dans la partie nord du village. Plusieurs habitations ont été détruites, et une bonne dizaine d'entre elles ont dû être déplacées. Puis, en octobre 2001, lors d'une autre tempête, des vagues de plus de 3,50 m ont menacé d' engloutir le village. A l'été 2002, les habitants de Shishmaref ont voté à 160 voix contre 20 le transfert du village sur le continent. En 2004, l' Etat fédéral a réalisé un relevé des sites susceptibles d'accueillir un nouveau village. La plupart des emplacements envisagés se trouvent dans des zones au moins aussi reculées que Sarichef, sans aucune route d'accès. Les gens avec qui j'ai discuté à Shishmaref étaient très partagés sur ce projet de déménagement. Certains craignaient de perdre leur lien avec la mer et de se retrouver perdus en quittant leur petite île ; d'autres semblaient plutôt ravis à l'idée de bénéficier de certains services qui n'existent pas à Shishmaref, comme l'eau courante. Mais tous semblaient s'accorder à dire que la situation du village, déjà désastreuse, ne pouvait qu'empirer.

Morris Kiyutelluk, 65 ans, a passé le plus clair de sa vie à Shishmaref. Je l'ai rencontré dans le sous-sol de l'église du village, qui héberge le siège de la Shishmaref Erosion and Relocation Coalition, le comité chargé de préparer le transfert du village. "La première fois que j'ai entendu parler de réchauffement, je n'ai pas voulu croire ce que racontaient ces Japonais, avoue-t-il. En fait, ils avaient de bons scientifiques et leurs prévisions se sont réalisées."

L'Académie nationale des sciences américaine a lancé la première étude rigoureuse sur le réchauffement de la planète en 1979. A l'époque, la modélisation climatique n'en était encore qu'à ses balbutiements et seuls quelques groupes, dont celui de Syukuro Manabe, de l'Agence nationale océanique et atmosphérique, et celui de James Hansen, de l'Institut Goddard d'études spatiales (qui dépend de la NASA), s'étaient intéressés en détail aux effets de l'augmentation des concentrations de CO2 dans l'atmosphère.

Les résultats de leurs travaux étaient pourtant assez alarmants pour que le président Jimmy Carter demande à l'Académie des sciences de se pencher plus sérieusement sur le sujet. Un comité de neuf membres fut donc constitué et placé sous la direction de l'éminent météorologue Jule Charney, du Massachusetts Institute of Technology. Ce groupe d'étude ad hoc sur le dioxyde de carbone et le climat, plus connu sous le nom de comité Charney, arriva à des conclusions on ne peut plus claires. "Si les émissions de dioxyde de carbone continuent d'augmenter, le groupe d'étude ne voit aucune raison de douter que des changements climatiques en résulteront et aucune raison de penser que ces changements seront négligeables", écrivaient les experts dans leur rapport. Ils estimaient qu'un doublement des niveaux de CO2 par rapport à l'époque préindustrielle pourrait provoquer une hausse de la température moyenne à la surface du globe de l'ordre de 1,5 °C à 4,5 °C.

Ils ne savaient pas exactement à quelle échéance les changements déjà amorcés commenceraient à se manifester, car, par définition, le système climatique réagit à retardement. Cela pouvait prendre "plusieurs décennies" , avançaient-ils. "Nous ne disposerons peut-être d'aucun signal d'alerte avant que la concentration de CO2 soit telle qu'un changement climatique significatif sera inévitable."

Une brume épaisse dégageait une odeur de caoutchouc brûlé

Vingt-cinq ans ont passé depuis que le comité Charney a rendu son rapport.

Les émissions mondiales de CO2 n'ont cessé d'augmenter, passant de 5 milliards à 7 milliards de tonnes de carbone par an, et la température moyenne a continué de s'accroître à un rythme régulier, comme l'avaient prédit les modèles de Manabe et de Hansen. Le climat étant par essence variable, il est difficile de dire à partir de quand on peut affirmer que les évolutions naturelles cessent d'être l'unique cause du réchauffement.

L'American Geophysical Union, l'une des plus prestigieuses instances scientifiques américaines, a tranché en 2003. Elle affirmait cette année-là : "Les influences naturelles ne permettent pas d'expliquer la hausse rapide des températures à la surface du globe." Tout au plus peut-on constater que la planète est aujourd'hui plus chaude qu'elle ne l'a jamais été au cours des deux derniers millénaires et que, si la tendance actuelle se poursuit, elle sera probablement plus chaude d'ici à la fin du XXIe siècle qu'elle ne l'a jamais été dans les deux derniers millions d'années.

De même que le réchauffement climatique a cessé d'être purement théorique, ses effets ne sont plus de simples hypothèses. Pratiquement tous les grands glaciers du monde sont en régression. Les océans se réchauffent mais deviennent aussi plus acides ; l'amplitude diurne se resserre ; les zones d 'habitat des espèces animales se déplacent vers les hautes latitudes ; et les espèces végétales fleurissent plusieurs jours plus tôt, voire plusieurs semaines que par le passé. Ce sont là autant de signes du réchauffement contre lesquels le comité Charney nous avait mis en garde. En de nombreux points du monde, ils sont encore suffisamment discrets pour passer inaperçus, mais, ailleurs, ils sautent aux yeux. Il se trouve que les changements les plus spectaculaires se produisent dans des zones du globe très peu peuplées, comme Shishmaref. Les premiers modèles climatiques avaient prédit ce que l'on peut aujourd'hui mesurer et observer à l'œil nu, la fonte de l'Arctique.

La plus grande partie de la masse continentale arctique et près du quart de l'ensemble des terres émergées de l'hémisphère Nord &endash; soit quelque 22 millions de kilomètres carrés &endash; reposent sur un socle de pergélisol (ou permafrost). Quelques mois après mon passage à Shishmaref, j'ai voyagé dans l'intérieur de l'Alaska en compagnie de Vladimir Romanovsky, un géophysicien spécialiste du pergélisol à l'Université de l'Alaska. Le jour où j'ai atterri à Fairbanks, où réside Romanovsky, la ville était enveloppée dans une brume épaisse qui ressemblait à du brouillard mais dégageait une odeur de caoutchouc brûlé.

Fairbanks, la deuxième ville d'Alaska, est entourée de forêts, qui sont quasiment tous les étés ravagées par des incendies causés par la foudre. L' air s'emplit alors de fumée pendant plusieurs jours ou, les mauvaises années, pendant plusieurs semaines. A l'été 2004, les premiers feux de forêt se sont déclarés très tôt, dès juin, et deux mois et demi plus tard les derniers foyers n'étaient toujours pas éteints. La violence de ces incendies était manifestement liée au temps, qui avait été exceptionnellement chaud et sec ; la température estivale moyenne de Fairbanks était la plus forte jamais enregistrée, et le niveau de précipitations n'avait été plus faible qu'à deux reprises par le passé. Le lendemain de mon arrivée, Vladimir Romanovsky vient me chercher à mon hôtel pour me faire visiter le sous-sol de la ville. Comme la plupart des spécialistes du pergélisol, Romanovsky est originaire de Russie. Tout sol qui ne dégèle pas pendant deux années consécutives, m'explique-t-il, est par définition du pergélisol. En Sibérie orientale par exemple, il atteint 1 500 mètres d'épaisseur. En Alaska, son épaisseur varie de quelques dizaines à plusieurs centaines de mètres.

Fairbanks est situé juste au-dessous du cercle Arctique, dans une région de pergélisol discontinu, ce qui veut dire que la ville est émaillée de zones de sol gelé. Romanovsky m'emmène tout d'abord inspecter un trou qui s'est ouvert dans une plaque de pergélisol à deux pas de chez lui. C'est un cratère de 1,80 m de diamètre et de 1,50 m de profondeur. Il me fait remarquer non loin de là les contours d'autres dépressions que les services de la voirie ont comblées de gravier. Appelés thermokarsts, ces trous sont apparus subitement lorsque le pergélisol a cédé, comme un plancher pourri.

"Il y a dix ans, le pergélisol n'intéressait personne", me confie Romanovsky. "Maintenant, tout le monde veut savoir ce qu'il en est." Les mesures qu'il a effectuées autour de Fairbanks avec ses collègues de l' Université de l'Alaska montrent que la température du pergélisol a tellement augmenté que, à certains endroits, elle n'atteint même pas &endash; 0,5 °C. Là où le pergélisol a été dégradé &endash; par des routes, des maisons ou des pelouses &endash;, il a déjà largement commencé à fondre. Romanovsky effectue également un suivi de mesures du pergélisol de la région de la North Slope [qui s'étend du versant nord des monts Brooks jusqu'au rivage arctique] ; il s'est rendu compte que, là aussi, le permafrost frise par endroits les 0 °C. Il est très difficile de déterminer l'âge du pergélisol, mais Romanovsky estime qu'en Alaska l'essentiel de cette couche de glace permanente remonte au début de la dernière période glaciaire. Si elle fond, ce sera donc la première fois depuis plus de 120 000 ans. Le lendemain matin, Romanovsky passe me prendre à 7 heures. Nous partons pour Deadhorse, une localité située sur la baie Prudhoe, à quelque 800 kilomètres au nord de Fairbanks, relever les données des stations météo automatiques qu'il a installées. Pour l'occasion, il a loué une camionnette, car une grande partie du trajet se fera sur une route non goudronnée. Construite pour l' exploitation pétrolière en Alaska, la route suit tantôt sur sa gauche, tantôt sur sa droite l'oléoduc monté en surface sur des piliers qui l' isolent du permafrost. Au bout de deux heures de voyage, nous commençons à traverser des étendues de forêt qui ont brûlé récemment, puis d'autres en train de se consumer ou encore dévorées par les flammes. Le spectacle tient tout à la fois de l'Enfer de Dante et d'Apocalypse Now. Nous roulons au pas à travers la fumée. Passé le hameau de Coldfoot &endash; qui se résume en fait à une station-service &endash;, nous franchissons la limite des arbres. Enfin, vers 17 heures, nous atteignons l'embranchement qui mène à la première station météo. Il n'y a là que quelques poteaux plantés dans la toundra, un panneau solaire, un trou de forage de 60 mètres de profondeur duquel s'échappe un câble épais, et une grosse caisse blanche qui ressemble à une glacière et dans laquelle est rangé le matériel informatique.

Pour la même raison qu'il fait moite dans une mine de charbon &endash; les flux thermiques remontent du centre de la Terre &endash;, la température du pergélisol augmente avec la profondeur. Quand le climat est stable, les températures d 'un trou de forage sont plus élevées au fond et elles diminuent à mesure que l'on se rapproche de la surface. La partie du pergélisol la plus froide se trouve donc en surface et, dans des conditions d'équilibre, le relevé des températures se traduira sur un graphique par une ligne inclinée. Ces dernières décennies toutefois, le profil des températures du permafrost d' Alaska donne une ligne qui ne cesse de s'infléchir. Désormais, on obtient une courbe qui ressemble à une faucille. Le permafrost est toujours le plus chaud dans ses couches les plus profondes, mais les températures les plus basses ne se trouvent plus en surface mais quelque part au milieu. C'est là un signe clair de réchauffement climatique.

"La température de l'air est trop variable pour qu'on puisse en déduire une tendance", m'explique Romanovsky tandis que notre camionnette cahote vers Deadhorse. "Si, par exemple, une année, on relève une température annuelle moyenne de 0 °C à Fairbanks, on pourrait être tenté de conclure aussitôt que c'est un signe qui confirme le réchauffement. Mais, les années suivantes, on peut tout aussi bien relever une moyenne annuelle de &endash; 6 °C. Et là, tout le monde vous saute sur le poil et vous demande où est passé votre fameux réchauffement. La température de l'air émet un signal beaucoup plus faible que le bruit. Le pergélisol, lui, fonctionne comme un filtre passe-bas. C' est la raison pour laquelle on observe beaucoup mieux les évolutions à partir des températures du pergélisol que de celles de l'air." Dans la plus grande partie de l'Alaska, le pergélisol a gagné 1,6 °C depuis le début des années 1980 et jusqu'à 3,3 °C dans certaines zones.

Lorsqu'on foule le sol de l'Arctique, on ne marche pas sur le pergélisol mais sur le mollisol, que l'on appelle aussi la couche active. Son épaisseur peut aller de quelques centimètres à plusieurs dizaines de centimètres ; le mollisol gèle en hiver et fond en été, et c'est lui qui offre un ancrage à la végétation &endash; des grands conifères, sous les latitudes les plus favorables, aux buissons rabougris de la toundra et aux simples lichens des zones les plus inhospitalières. L'activité biologique se déroule de la même façon dans la couche active et dans les régions plus tempérées, mais à une différence près &endash; et de taille : les températures sont tellement basses que, lorsque la végétation meurt, elle ne se décompose pas totalement. Les plantes pourrissent à moitié et forment un terreau sur lequel poussent de nouvelles plantes, qui meurent à leur tour et amorcent un nouveau cycle. A la longue, par un phénomène dit de cryoturbation, la matière organique pénètre sous la couche active et s' infiltre dans le pergélisol, où elle peut rester en latence pendant des milliers d'années. De ce fait, comme les tourbières ou les mines de charbon, le permafrost fait office de réservoir pour le carbone accumulé.

450 milliards de tonnes de carbone emprisonnées dans le permafrost

L'un des dangers de l'élévation des températures, c'est que ce processus d' accumulation commence à s'inverser. Sous certaines conditions, la matière organique figée depuis des millénaires dans la glace se décomposera, dégageant du dioxyde de carbone &endash; voire du méthane, un gaz à effet de serre encore plus redoutable. Dans certaines parties de l'Arctique, ce phénomène est déjà amorcé. En Suède, par exemple, des chercheurs mesurent depuis près de trente-cinq ans les émanations de méthane de la tourbière de Stordalen, aux environs de la ville d'Abisko. Ils ont constaté que, avec le réchauffement du pergélisol, ces émissions de méthane ont augmenté &endash; une augmentation qui atteint jusqu'à 60 % par endroits. La fonte du pergélisol pourrait faire de la couche active un milieu plus accueillant pour les plantes, qui sont des puits de carbone. Mais même cela ne suffirait probablement pas à compenser les émissions de gaz à effet de serre. Personne ne sait exactement quelle quantité de carbone recèle le permafrost de la planète, mais certaines estimations avancent un chiffre allant jusqu'à 450 milliards de tonnes. "C'est un peu comme un mélange prêt à l'emploi : il suffit d'un peu de chaleur pour qu'il prenne", résume Romanovsky. Nous sommes à Deadhorse depuis la veille et nous roulons sous une petite pluie fine incessante pour rejoindre une autre station de suivi météo. "D'après moi, c'est une bombe à retardement, qui n'attend qu'une petite hausse de température pour exploser."

Chaque fois qu'il a eu des crédits, Romanovsky a ajouté de nouvelles stations de suivi à son réseau, qui en compte maintenant soixante. Pendant notre séjour dans la North Slope, il passe toute sa journée et une partie de la nuit &endash; il fait jour jusqu'à au moins 23 heures &endash; à naviguer de l'une à l'autre. Sur chaque site, il répète plus ou moins les mêmes gestes. Il connecte tout d'abord son ordinateur au collecteur de données, qui enregistre les températures du permafrost heure par heure depuis l'été précédent. Puis il sort une sonde métallique en T, qu'il enfonce dans le sol à intervalles réguliers pour mesurer la profondeur de la couche active. Mais, avec son petit mètre de long, la sonde ne va pas assez loin. L'été a été si chaud que la couche active s'est épaissie presque partout, de quelques centimètres par endroits, de bien plus ailleurs. Là où elle est particulièrement épaisse, Romanovsky improvise une nouvelle méthode de mesure, attachant une règle en bois au bout de sa sonde. La chaleur qui a épaissi la couche active finira par descendre encore plus, explique-t-il, et le permafrost se rapprochera du point de fusion. "Revenez l'année prochaine, vous verrez", me conseille-t-il.

Le 18 septembre 1997, le Des Groseilliers, un brise-glace de 98 mètres de long à la coque rouge vif, lève l'ancre du port de Tuktoyaktuk, en mer de Beaufort, pour faire route vers le nord sous un ciel bouché. En temps normal, le Des Groseilliers, qui est ancré à Québec, est utilisé par les gardes-côtes canadiens, mais cette fois-ci il emporte à son bord un groupe de géophysiciens américains qui envisagent de le laisser prendre dans les glaces flottantes de l'Arctique afin de réaliser une série d'expériences à mesure qu'ils dériveront. La préparation de l'expédition a pris plusieurs années et, durant cette phase, les organisateurs ont scrupuleusement étudié les résultats d'une autre expédition arctique qui avait eu lieu en 1975. A partir de ces données, ils ont décidé d'immobiliser le navire dans un floe [fragment de glace de mer relativement plat, de 20 mètres ou plus d' extension horizontale] de 2,50 à 3 mètres d'épaisseur. Or, arrivés sur le site prévu pour leur hivernage &endash; par 75 ° de latitude nord &endash;, ils découvrent avec stupéfaction que non seulement aucun floe n'atteint les 2,50 m d'épaisseur, mais qu'ils seraient en outre bien en peine d'en trouver un de 2 mètres.

Il y a dans l'Arctique deux types de glace de mer : la glace saisonnière, qui se forme en hiver et se disloque en été, et la glace pérenne, qui persiste toute l'année. Pour le néophyte, toutes les glaces de mer se ressemblent, mais il suffit d'en sucer un bout pour déterminer assez précisément s'il s'agit de glace jeune ou de vieille glace. En effet, quand l'eau de mer gèle, elle perd de sa salinité en expulsant le sel, qui n'a pas sa place dans la structure cristalline. A mesure que la glace s' épaissit, le sel rejeté s'accumule dans de petites poches de saumure trop concentrée pour geler. Ainsi, une glace qui ne flotte que depuis un an aura un goût salé. Mais, si la glace se maintient à l'état solide, ces poches de saumure migrent vers le bas, plus froid, et la glace est de plus en plus douce.

Le port du gilet de sauvetage était désormais obligatoire

Les mesures les plus précises des glaces marines de l'Arctique ont été réalisées par la NASA, avec des satellites équipés de capteurs à micro-ondes. Elles montrent qu'en 1979 les glaces de mer pérennes couvraient environ 5 millions de kilomètres carrés, à peu près la superficie des Etats-Unis sans l'Alaska. Ce domaine glaciaire évolue toujours d'une année sur l'autre, mais, depuis ces relevés, on constate qu' il a tendance à perdre très nettement du terrain. La glace de mer a reculé de façon particulièrement significative en mer de Beaufort et en mer des Tchouktches, ainsi qu'en mer de Sibérie orientale et en mer des Laptev. Au cours de la même période, le cycle de circulation atmosphérique, appelé oscillation arctique, est resté dans ce que les climatologues appellent sa phase "positive". Cette phase est marquée par de basses pressions sur l' océan Arctique et a tendance à produire des vents violents et des températures plus chaudes dans le Grand Nord. Personne ne sait vraiment si le comportement actuel de l'oscillation arctique est indépendant du réchauffement planétaire ou s'il en est une conséquence. Toujours est-il que, à l'heure actuelle, l'étendue des glaces de mer pérennes a diminué de près de 1 million de kilomètres carrés. Les modèles mathématiques révèlent que même une oscillation arctique positive sur une longue période ne peut expliquer que partiellement ce recul.

Les chercheurs embarqués sur le Des Groseilliers savaient que la glace de mer arctique régressait. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle ils avaient organisé cette expédition. Mais, à l'époque, on ne disposait pas de beaucoup de renseignements sur ce qui se passait dans l'épaisseur de la glace de mer. (Depuis, une petite quantité de données &endash; recueillies à de tout autres fins par des sous-marins nucléaires &endash; ont été déclassifiées.)

Les chercheurs ont fini par se résoudre à immobiliser la coque du navire dans le plus gros floe qu'ils trouveraient. Leur choix s'est porté sur un glaçon qui s'étirait sur environ 80 km2 et atteignait par endroits 1,80 m d 'épaisseur, et moins de 1 mètre en d'autres points. Ils plantèrent des tentes sur la glace flottante pour y abriter les expériences et établirent un protocole de sécurité : quiconque s'aventurait sur la glace devait obligatoirement se faire accompagner et emporter une radio. Certains chercheurs se disaient que la glace, anormalement fine, ne pourrait que s' épaissir au cours de l'expédition. C'est le contraire qui se produisit. Le Des Groseilliers passa toute une année pris dans les glaces et, pendant ce temps-là, dériva sur près de 500 kilomètres vers le nord. Mais, à la fin de ces douze mois, la couche de glace s'était encore amincie, perdant par endroits jusqu'au tiers de son épaisseur. En août 1998, les chercheurs avaient si souvent vu la glace se dérober sous leurs pieds qu'une nouvelle obligation fut ajoutée au protocole de sécurité : le port d'un gilet de sauvetage.

Donald Perovich étudie la glace de mer depuis trente ans. A l'automne dernier, je suis allée lui rendre visite dans son bureau de Hanover, dans le New Hampshire [sur la côte Est des Etats-Unis]. Il travaille pour le Laboratoire d'ingénierie et de recherches sur les régions froides (CRREL), un service de l'armée américaine créé en 1961 dans la perspective d'une guerre très froide. (Les Etats-Unis partaient à l'époque du principe que, si l'Union soviétique attaquait, elle le ferait sans doute par le nord.)

Son bureau est décoré de photos de l'expédition du Des Groseilliers, à laquelle il a participé en tant que directeur scientifique.

Perovich travaille sur "l'interaction des rayonnements solaires et de la glace de mer", comme il est précisé dans sa biographie publiée par le CRREL.

Pendant l'expédition du Des Groseilliers, il a passé le plus clair de son temps à surveiller l'état du floe à l'aide d'un spectroradiomètre. Placé face au soleil, cet instrument mesure la lumière incidente, et, face au sol, la lumière réfléchie. Si l'on divise la quantité de lumière réfléchie par la quantité de lumière incidente, on obtient une valeur appelée albédo.

En avril et en mai, lorsque les conditions sur le floe étaient relativement stables, Perovich prenait des mesures une fois par semaine, et en juin, juillet et août, au moment où elles évoluaient plus rapidement, il relevait l'albédo tous les deux jours. Cela lui a permis d'identifier très précisément les variations de l'albédo à mesure que la neige recouvrant la glace fondait, puis que cette neige fondue formait des flaques et, enfin, que certaines de ces flaques alimentaient les eaux de ruissellement.

Une surface blanche idéale, qui renvoie la totalité du rayonnement solaire a un albédo de 1, tandis qu'une surface parfaitement noire, qui absorbe tous les rayonnements, a un albédo de 0. L'albédo global de la Terre est de 0,3, ce qui signifie qu'elle réfléchit un peu moins du tiers du rayonnement solaire. Tout ce qui modifie l'albédo de la Terre modifie du même coup la quantité d'énergie qu'absorbe la planète, ce qui est lourd de conséquences.

"L'albédo de la glace enneigée est non seulement élevé, mais c'est le plus élevé que l'on puisse trouver sur Terre, m'explique Perovich. Et l'albédo de l'eau est non seulement faible, mais c'est aussi le plus faible que l'on rencontre sur Terre. Et donc, quand la glace fond, on remplace la meilleure surface réfléchissante par la plus mauvaise qui soit." Plus l'étendue d'eau exposée à la lumière est vaste, plus l'énergie solaire réchauffe l'océan.

Cela se traduit par une rétroaction positive, comparable à celle qui résulte de la fonte du pergélisol et des émissions de carbone, mais plus directe encore. Cette rétroaction de l'albédo de la glace serait l'une des principales causes du réchauffement si rapide de l'Arctique. "En favorisant la refonte de cette glace, nous injectons encore davantage de chaleur dans le système, ce qui aboutit à faire fondre encore plus de glace, et, partant, à injecter davantage de chaleur, et dès lors le mouvement est enclenché", explique Perovich.

Des niveaux de CO2 jamais atteints depuis 420 000 ans

A quelques kilomètres à l'est du CRREL se trouve un petit parc appelé Madison Boulder Natural Area. La principale &endash; sinon la seule &endash; attraction du lieu est un bloc de granite de 11 mètres de large sur 25 mètres de long, haut comme une maison de deux étages et pesant plus de 4 500 tonnes. C'est un bloc erratique qui a été arraché de la chaîne des White Mountains et a été déposé à son emplacement actuel il y a 11 000 ans. Il illustre la façon dont des changements climatiques relativement insignifiants ont pu s' amplifier pour donner lieu à des bouleversements de grande ampleur.

Géologiquement parlant, nous traversons actuellement une période chaude qui succède à une phase glaciaire. Au cours des deux derniers millions d'années, d'immenses calottes de glace ont avancé dans l'hémisphère Nord, puis ont reculé plus d'une vingtaine de fois. L'avancée la plus récente, appelée glaciation du Wisconsin [ou, en Europe, glaciation de Würm], a débuté il y a environ 120 000 ans, avec la progression de langues de glace à partir de plusieurs glaciers en Scandinavie, en Sibérie et sur les hauts plateaux de la région de la baie d'Hudson. Ces calottes de glace étaient si lourdes qu' elles ont provoqué un affaissement de l'écorce terrestre, l'enfonçant dans le manteau.

On sait désormais, ou du moins est-il communément admis, que les cycles de glaciation sont initiés par d'infimes variations périodiques de l'orbite terrestre. Ces variations orbitales modifient la répartition du rayonnement solaire sous différentes latitudes aux différents saisons, selon un cycle complexe qui dure 100 000 ans. Mais elles ne sauraient générer à elles seules d'énormes masses de glace comme l'inlandsis des Laurentides, qui a arraché le bloc erratique de Madison. L'immense inlandsis des Laurentides, qui s'étirait sur quelque 13 millions de kilomètres carrés, s'est formé à la faveur de rétroactions plus ou moins semblables à celles que l'on observe actuellement dans l'Arctique, mais opérant en sens inverse. A mesure que la glace gagnait du terrain, l'albédo augmentait, ce qui se traduisait par une moindre absorption de chaleur et le développement de nouvelles glaces. Dans le même temps, pour des raisons que l'on n'a pas totalement élucidées, plus la glace progressait, plus les niveaux de CO2 diminuaient : pendant chacune des dernières glaciations, les niveaux de dioxyde de carbone ont décru presque exactement proportionnellement aux températures. Et, pendant chaque période de réchauffement, alors que les glaces se retiraient, les niveaux de CO2 remontaient. Les carottes de glace prélevées en Antarctique fournissent une chronologie des conditions atmosphériques sur plus de quatre périodes glaciaires. Les chercheurs qui les ont étudiées en ont conclu que pas moins de 50 % des écarts thermiques entre les périodes froides et les périodes chaudes peuvent être attribués aux modifications des concentrations des gaz à effet de serre dans l' atmosphère. Ces carottages indiquent également que les niveaux de dioxyde de carbone atteignent aujourd'hui des valeurs beaucoup plus élevées qu' elles ne l'ont jamais été au cours des derniers 420 000 ans.

Au CRREL, Perovich me présente son collègue John Weatherly. Sa porte est ornée d'un autocollant destiné à être plaqué en douce sur les 4 x 4 et proclamant : "Je change le climat. Demandez-moi comment je fais !" Weatherly et Perovich s'emploient depuis plusieurs années à traduire les données recueillies par l'expédition du Des Groseilliers en algorithmes informatiques destinés aux prévisions météo. Weatherly m'explique que certains modèles climatiques &endash; une quinzaine sont opérationnels dans le monde entier &endash; prédisent que la glace de mer pérenne de l'Arctique aura totalement disparu d'ici à 2080. A ce moment-là, même si, en hiver, des glaces saisonnières continuent de se former, l'été, l'océan Arctique sera totalement libre de glaces. "Cela n'arrivera pas de notre vivant, mais nos enfants le verront."

Impact

- Le réchauffement touche l'Arctique plus durement que toute autre région du globe.

- Une élévation des températures entraînera un risque accru d'incendies de forêts et de tempêtes.

- Les glaciers, la banquise et le pergélisol se mettront à fondre, contribuant à l'élévation du niveau des océans.

- L'impact sera énorme sur les 4 millions d'habitants de l'Arctique, tant en termes d'habitat que d'alimentation et de santé.

- La fonte des glaces, en réduisant le rôle de l'Arctique comme réflecteur du rayonnement solaire, accélérera le réchauffement global.

Voici quelques-unes des conclusions de l'Evaluation de l'impact sur le climat de l'Arctique (ACIA).

Publiée le 8 novembre 2004, cette étude internationale a été réalisée par 250 chercheurs, à l'initiative du Comité arctique international de la science (IASC, www.acia.uaf.edu) et des huits pays du Conseil de l'Arctique (Canada, Danemark, Etats-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie, Suède).