Janvier 2003

 

Les déchets radioactifs : une approche simple et réaliste

 

Par Jacques PRADEL*

Ingénieur Civil des Mines
Ancien Président de la Sté Française de Radioprotection
.

 *avec la collaboration de Michel LUNG et Jacques FROT (AEPN).

 

Un examen sérieux des problèmes posés par la gestion des déchets radioactifs, et plus particulièrement par celle des déchets de l'industrie nucléaire ayant une longue durée de vie et une forte activité, nécessite que l'on se projette dans le contexte de l'avenir lointain de l'humanité qui comporte de grandes incertitudes.

Il faut tout d'abord souligner que les responsables du développement de l'énergie nucléaire sont les seuls à s'être préoccupés d'un développement réellement durable, pris au sens très large, puisqu'ils vont jusqu'à examiner les impacts environnementaux et sanitaires éventuels de ces déchets dans des milliers, voire des centaines de milliers d'années, ce qui n'est pas, de toute évidence, l'ordre de grandeur des durées prises en compte pour de très nombreux domaines concernant le devenir des générations futures.

Pour apprécier à sa juste valeur l'importance des problèmes posés par la gestion à très long terme de ces déchets, et comprendre l'origine des peurs associées, il faut bien connaître les modalités de gestion et avoir présent à l'esprit un certain nombre de données et des repères utilisables dans une perspective très lointaine.

 

I. Les déchets nucléaires

 

1. Volumes en jeu :

Le volume des déchets concernés par la production d'électricité d'origine nucléaire est très faible. En France, pays équipé de 58 tranches de production nucléaire, c'est 1 kg de déchets, dûment conditionnés, par an et par habitant, dont 10 grammes (y compris leur conditionnement) présentent une haute activité, conservent leur caractère radioactif pendant très longtemps et sont, de ce fait, à l'origine de la grande inquiétude des populations mal informées. Ces 10 grammes sont à rapprocher des 3 tonnes, par an et par habitant, de déchets divers qui recouvriraient l'ensemble de la France d'une couche géologique uniforme d'un mètre d'épaisseur dans 10 000 ans au rythme actuel de production si l'on n'y mettait bon ordre. Sur ces 3 tonnes, environ 100 kg par an et par habitant sont des déchets toxiques dits déchets industriels spéciaux, dont certains ont une durée de vie infinie et une toxicité vis-à-vis de l'homme parfaitement comparable à celle des déchets radioactifs à vie longue.

Il est important de garder en tête ces ordres de grandeur.

 

2. La gestion avant stockage :

Elle a fait l'objet d'une approche rationnelle d'ailleurs souvent préconisée maintenant pour la gestion des déchets industriels spéciaux. Elle est basée sur :

- le tri des déchets en fonction de leur activité et de leur période de décroissance radioactive (voir classification ANDRA, l'Agence Nationale des Déchets Radioactifs) ;

- la réduction des volumes : on peut retenir par exemple que depuis 10 ans le volume des déchets produits par un réacteur nucléaire a été réduit d'un facteur 3 pour atteindre moins de 300 tonnes par an (chiffre à rapprocher des 300 000 tonnes de déchets produits par an par une centrale à charbon de même puissance et contenant non seulement des radio-nucléides naturels mais aussi 400 tonnes de métaux lourds toxiques) ;

- la traçabilité : le nombre limité de lieux de production et le fait que les stockages soient gérés par un organisme central (l'ANDRA) permettent de disposer d'une bonne traçabilité. Les problèmes, évoqués parfois, concernent, dans la plupart des cas, de petits utilisateurs de très nombreuses sources, généralement de faible radioactivité.


3. Les stockages :

On ne traite ici que les cas des deux principales catégories : les déchets de faible activité et de courte durée de vie (période radioactive inférieure à 30 ans), et ceux de haute activité et de longue période.

- Les déchets de faible activité et de courte période : ils sont stockés en surface, dans des centres de l'ANDRA, comme ceux de La Hague et de l'Aube, avec des précautions très grandes : conditionnement dans le béton, drainage des eaux, couverture étanche... qui font que l'impact sur l'environnement est négligeable.

Les expositions en surface sont inférieures à celles que l'on rencontre naturellement dans de nombreuses régions (voir en annexe les cartes de prospection de l’uranium) montrant l'existence de zones de dimensions kilométriques où les populations vivant sur ces sites sont 2 à 10 fois plus irradiées du fait de la présence des traces d'uranium et de thorium que celles qui s'installeraient sur un centre de stockage (3 à 10 millisieverts par an au lieu de 1). Il en est de même pour les expositions dues à l'ingestion de radionucléides artificiels qui sont très inférieures à celles provenant des radio-nucléides naturels comme le radon et ses descendants 210Pb et 210Po plus toxiques que le plutonium à activités égales.

Il faut savoir aussi que l'on exige que les eaux de surface ou les eaux rejetées dans l'environnement près de certains stockages ou anciens sites, notamment les sites miniers, puissent être potables et donc consommables à raison de 2 litres par jour pendant 50 ans.

Y-a-t-il d'autres eaux dans les fossés ou dans les canalisations de rejet en rivière, et même dans de nombreuses rivières, comme par exemple la Seine, que l'on puisse ainsi consommer ?

- Les déchets de haute activité et de période longue : les lieux de stockage envisagés sont situés à 500 ou 600 mètres de profondeur, dans des terrains particulièrement bien choisis et notamment à l'abri des circulations d'eaux souterraines. Ils sont conditionnés avec soin : les produits, vitrifiés, sont placés dans des containers métalliques bien étudiés quant à leur comportement dans le site, au moins jusqu'à quelques milliers d'années. Il sont enfin stockés dans des cavités remplies ensuite de matériaux judicieusement choisis pour leur qualité de barrière étanche, empêchant ainsi toute migration significative.

 

4. Que peut-il arriver d'imprévu ?

· Une fuite donnant lieu à une contamination d'un faible débit d'eau qui sera ensuite dilué de façon importante vu la profondeur et la distance à parcourir pour arriver à un point d'émergence ou de captage de nappes.

Peut-on considérer qu'il s'agirait d'une grande catastrophe ? Non, il n'est pas raisonnable d'envisager que l'on puisse aboutir à la pollution d'une source qui deviendrait ainsi beaucoup plus radioactive que la plupart de nos sources d'eaux minérales. Et même si tel était le cas, comment une société future soucieuse de l'impact de si faibles doses, donc nécessairement évoluée, pourrait-elle ne plus disposer d'un organisme de contrôle comme celui dont nous disposons en France? Elle devra en effet toujours veiller à la qualité de ses eaux potables qui peuvent être naturellement très radioactives même en l'absence d'énergie nucléaire passée ou présente. Grâce à cette veille sanitaire, il sera toujours possible d'intervenir en contrôlant les utilisations des sources ou même en traitant l'eau de surface ou, en dernier recours, en intervenant in situ sur le stockage.

Pour que cette intervention puisse être réalisée, de simples dispositions doivent suffire, compte tenu des possibilités techniques actuelles, et la notion de réversibilité exigée par certains n'a donc pas grande signification.

 

. Un forage malencontreux : on est en droit de penser qu'une société, nécessairement évoluée pour être capable d'effectuer de tels forages, surveillera les travaux de ce type technologiquement difficiles à mettre en oeuvre, et décèlera ainsi assez rapidement un tel événement assez facile à maîtriser et de portée limitée, même si l'on avait perdu la mémoire de l'existence du stockage.

Notons que la probabilité est très faible car les sites sont choisis notamment en fonction de leur absence d'intérêt géologique ou minier.

 

. Des travaux miniers effectués dans le stockage : on peut calculer l'exposition de ces mineurs imprudents qui seraient techniquement très compétents pour creuser des galeries à 500 mètres de profondeur mais séjourneraient imprudemment dans un chantier présentant des traces manifestes d'une intervention humaine très ancienne et ne se méfieraient pas de ces containers en plus ou moins bon état, entourés de matériaux spéciaux ou d'argiles apportés à l'évidence par l'homme.

Si l'on suppose que ces malheureux demeurent dix heures en face d'un mur constitué uniquement de déchets vitrifiés les plus actifs et fassent des trous dans ce mur en créant un bon empoussiérage, on trouve que dans 1000 ans ils pourront déjà séjourner, dans ces conditions, au moins une dizaine d'heures avant de recevoir une dose pouvant être mortelle. A noter que le même mineur ne pourrait aujourd'hui rester que deux fois plus longtemps, sans aucune précaution, dans un chantier similaire où les déchets vitrifiés seraient remplacés par de la pechblende, minerai d'uranium très riche comme on a pu en trouver en France (Henriette et Margnac à La Crouzille, les Bois Noirs au Forez) ou ailleurs (Cigar Lake au Canada). Voir tableau et réf. 1.

Après 10 000 ans de stockage, l'exposition de ce mineur d'uranium imprudent est 2 à 3 fois supérieure à celle du même imprudent devant le mur de verre.

A noter que dans tous les cas, la gravité de cet accident très improbable est très inférieure à celle d'un coup de grisou, ou de poussières dans une mine de charbon, qui a fait et continue malheureusement de faire parfois des dizaines voire des centaines de morts.

 

II. POURQUOI UNE TELLE PEUR ?

 

Parmi les causes qui ne sont pratiquement jamais explicitées, on peut retenir :

 

1. La diabolisation des produits de longue durée de vie :

Et pourtant, en réalité, les produits radioactifs de longue durée de vie présentent une activité spécifique (Becquerels par gramme) moindre que les produits à vie courte, et présentent donc un risque d'ingestion accidentelle inférieur. En effet par exemple on peut ingérer 1 gramme de 226 Ra (période 1617 ans) mais il est plus difficile d'ingérer 3 tonnes d'uranium 238 (période de 4,5 milliards d'années) qui correspondent à la même activité. C'est pourquoi il est sans doute regrettable que l'on parle toujours de "déchets de haute activité à vie longue", le cumul de ces deux caractéristiques pourtant contradictoires constituant une source d'anxiété supplémentaire.

2. La diabolisation des produits radioactifs artificiels, fruits de l'homme apprenti sorcier. Et pourtant l'homme n'a rien inventé. On sait :

- qu'une dizaine de réacteurs naturels ont fonctionné il y a environ 2 miliards d'années pendant des milliers d'années au Gabon à Oklo, et que l'étude des migrations des produits de fission montre que dans ce site, naturel, ces migrations ont été très limitées. On obtient ainsi des données fondamentales pour modéliser les migrations dans un site de stockage créé par l'homme. Le risque de migrations intempestives, dans un site bien choisi, est tout à fait minime.

- que le plutonium a non seulement été fabriqué à Oklo mais qu'il existe dans la nature partout où il y a de l'uranium, c'est-à-dire partout dans la croûte terrestre. Ce plutonium créé par l'action du rayonnement cosmique sur l'uranium est certes en faible quantité mais il est mesurable dans les minerais riches en uranium où sa concentration est de l'ordre de 5 à 30 Bq par kilogramme. Ref. 2

- que, de plus, ce plutonium dont on diabolise la toxicité est en réalité moins radiotoxique (moins de Sieverts pour une même quantité de Becquerels) que plusieurs produits naturels comme le 210Pb, le 210Po... qui sont partout présents sur notre sol et dans notre alimentation, avec des teneurs qui dépassent en toxicité de loin celles des retombées de Tchernobyl, en France et même dans certaines zones d'URSS où l'on a procédé à l'évacuation des populations. Réf. 3

3. La diabolisation de la notion de fuite dans un stockage qui entraîne l'absence de données pour évaluer l'importance des conséquences de tout défaut de confinement.

4. La grande sensibilité des techniques de mesure qui fait que l'on peut trouver de la radioactivité partout. Mais seule la radioactivité dite artificielle retient l'attention.

5. Le refus de prendre en considération le fait que l'homme est soumis à une exposition naturelle très variable (facteur 10 à 100 voire 1000) et donc parfois très élevée. En cas d'obligation, on accepte à la rigueur de parler de valeurs moyennes d'exposition naturelle et on évite en général d'effectuer des comparaisons avec les niveaux exceptionnels d'exposition artificielle.

6. La sévérité dans le domaine de la radioprotection

On a imposé aux acteurs du monde nucléaire une grande sévérité, qui est maintenant perçue comme la preuve de l'existence d'un grand danger, alors qu'elle paraît souvent délirante aux véritables spécialistes qui peuvent de moins en moins l'appliquer dans le cas de l'exposition naturelle (parfois un facteur 10 ou 100 et même plus existe entre les exigences réglementaires et cette exposition naturelle). Combien de maisons va-t-il falloir bientôt évacuer à cause du radon ?

7. L'absence de distinction entre la contamination d'une surface comme les parois d'un wagon ou les trottoirs de la rue et l'activité ingérable présente éventuellement dans notre assiette, ou l'activité respirable présente dans l'air que nous respirons.

8. L'utilisation abusive d'une loi linéaire hypothétique sans seuil pour évaluer l'effet des très faibles doses à partir de la connaissance de l'effet de doses très fortes. Cette loi veut par exemple, si on l'applique dans le domaine des toxiques chimiques, que, étant donné qu'une personne décède si elle absorbe en 24 heures 50 comprimés d'aspirine, on peut en déduire que la prise d'un seul comprimé par un million d'individus provoque 20 000 décès (106/50). Il faut aussi savoir que l'Académie de Médecine, l'Académie des Sciences, le Comité UNSCEAR et la CIPR considèrent que cette extrapolation n'est pas légitime même dans le cas des agents potentiellement cancérogènes.

9. La prise en compte des effets hypothétiques des faibles doses à long terme,   uniquement dans le domaine nucléaire : plus de 6000 morts aux Indes à Bhopal très rapidement, mais combien à long terme ? Pour Tchernobyl on sait que, essentiellement par suite d'une mauvaise gestion de l'accident, 31 personnes sont mortes rapidement et que cet accident a pu induire des cancers de la thyroïde en nombre important chez les enfants, cancers que l'on aurait pu éviter comme en Pologne si l'on avait procédé à la distribution de pastilles d'iode. On omet aussi généralement de préciser que presque tous ces cancers liés à l'accident de Tchernobyl ont été traités avec succès.

10. La diffusion par les médias d'informations erronées, par exemple sur les conséquences à long terme de Tchernobyl, sans que les personnes compétentes ne puissent apporter les corrections indispensables. Nombreuses sont celles qui continuent de laisser planer un doute excessif sur les conséquences à très long terme bien qu'elles disposent d'informations internationales suffisantes. Pourquoi ?

CONCLUSION :

Le problème des déchets radioactifs est important, mais s'il est traité de façon rigoureuse, il ne peut menacer de façon sérieuse l'avenir des générations futures, même de celles qui vivront peut-être sur notre terre dans des dizaines de milliers d'années, mais qui ne développeront pas de pathologies ni ne disparaîtront du fait de l'utilisation actuelle de l'énergie nucléaire. Ces lointains descendants sont d'ailleurs oubliés, sauf quand on évoque les dangers de l'énergie nucléaire, dans la gestion des autres problèmes énergétiques, des autres ressources naturelles, de l'eau, des terres arables.

Cependant l'avenir à très long terme étant impossible à imaginer, ce problème des déchets nucléaires constitue un sujet idéal pour alimenter le fond de commerce de certains cultivateurs de la peur, qui jugent peut-être plus utile et certainement plus aisé de s'intéresser aux générations futures très lointaines plutôt qu'aux générations actuelles. Il devient de plus en plus indispensable de faire un choix entre le rationnel et l'irrationnel et de redonner la parole aux personnes compétentes en particulier à celles du monde médical comme les membres de l'Académie des Sciences et de l'Académie de Médecine. Les professeurs de médecine spécialistes portent d'ailleurs un jugement quasi unanime quant à l'importance à accorder aux conséquences sanitaires associées aux différentes expositions aux rayonnements ionisants. Quant aux O.N.G. (Organisations non gouvernementales), la confiance que leur accorde le public pourrait ne pas durer si certaines demeurent incapables d'allier compétence et éthique. Elles devraient donc écouter les avis de ces personnes compétentes avant de se lancer dans des combats médiatiques en cultivant les instincts irrationnels.

A titre d'exemple, nous donnons ci-après quelques ordres de grandeur :

On observe que les fortes valeurs d'irradiation initiale décroissent avec le temps dans le cas des déchets nucléaires industriels, mais qu'en revanche l'irradiation due à la pechblende ou au gaz radon d'origine naturelle, reste inchangée à cause de la période de décroissance extrêmement longue de l'uranium.

On remarque en outre la valeur très élevée de l'irradiation par le gaz radon accumulé dans une mine très riche que l'on n'aurait pas pris la précaution de ventiler.

Tableau- Expositions comparées de mineurs en Sieverts

(minerais riches de Pechblende ou déchets vitrifiés)

(Ordres de grandeur)

Hypothèses :
- temps de travail : 10 heures,
- concentration en radon : 1,5 107 Bq/m3,
- 1 mg de poussières inhalées en 10 heures.

 

Dans
1000 ans
10 000 ans
100 000 ans

1. " mur " de verre

3
1
0,3

2. " mur " de pechblende

0,03
0,03
0,03

3. poussière de verre

2,5
0,25
0,025

4. radon + poussière de pechblende

2,5
2,5
2,5

___________________

 

Réf 1 PRADEL J. &emdash; Comment utiliser les données concernant la radioactivité naturelle, RGN 1993 N°2 mars-avril pp 104-108

Réf 2 PRADEL J. &emdash; Le plutonium c’est naturel, Radioprotection 1991 Vol. 26 pp 89-90.

Réf 3. PRADEL J. &emdash;ZETTWOOG P. &emdash; BEUTIER D. &emdash; DELLERO N. &emdash; Risque Radon: les effets du Polonium, congrès ATSR Paris 15-17 déc. 1999 CD.07.